Gustave de Molinari

Cours d’Économie Politique
Vol 2 - Extrait de la Douzième Leçon

(1863)

 



Note

Pour Gustave de Molinari la pluralité des producteurs et la concurrence entre eux sont les meilleures moyens pour garantir les intérêts des consommateurs. Si cela est valable dans la sphère économique, alors il faudrait aussi "soumettre les gouvernements, comme toutes les autres entreprises, à la loi de la concurrence" à fin de garantir la satisfaction des intérêts des citoyens. Proposition géniale et révolutionnaire qui n'a pas encore eu de réalisation. Mais l'esprit des temps et la technologie courante font de cette idée une réalité toujours plus attrayante et réalisable.

 


 

Lorsque les progrès généraux de la population et de la richesse d’une part, les progrès particuliers de la sécurité et des moyens de communication de l’autre, eurent agrandi les marchés de tous les produits et services, les corporations qui possédaient depuis des siècles, dans chaque localité, le monopole des différentes branches de l’activité humaine devinrent de plus en plus insuffisantes pour satisfaire aux besoins croissants de ces marchés agrandis. Des apôtres d’une science nouvelle apparurent alors, et ils s’appliquèrent à démontrer que cette antique organisation de l’industrie était maintenant surannée, qu’il fallait, dans l’intérêt de la société, substituer la concurrence au monopole. Les corporations privilégiées ne manquèrent pas de se défendre, mais les intérêts auxquels leurs monopoles portaient atteinte grandissant chaque jour, les plus faibles, celles qui occupaient les régions inférieures et moyennes de la société finirent par succomber. En revanche, celles qui occupaient les régions supérieures et dont les fonctions étaient environnées d’un prestige particulier échappèrent à ce régime nouveau qui était imposé aux autres.

On s’était accoutumé à croire que les gouvernements, ayant à remplir une mission d’un caractère sublime, ne pouvaient rien avoir de commun, dans leur mode d’établissement et de fonctionnement, avec la multitude des autres entreprises, et l’on n’eut pas même l’idée que les règles qui s’appliquaient à celles-ci pussent également leur être applicables. Telle était la situation des esprits, lorsque la révolution française vint mettre à l’ordre du jour la reconstitution du gouvernement et celle de la société elle-même.

L’opinion dominante à cette époque, au moins parmi les classes éclairées, dont l’influence, malgré des éclipses temporaires, finit toujours et nécessairement par prévaloir, était que la multitude des branches inférieures de l’activité humaine devaient être abandonnées à la concurrence, sauf toutefois un certain nombre de restrictions. Ainsi, on croyait que les industries et les professions qui concernent la subsistance des masses devaient continuer à être sévèrement réglementées; on croyait encore qu’il importait d’empêcher la formation de grandes associations, afin d’éviter le retour des abus du régime des corporations; on croyait enfin, — et ceci était un reste du droit économique de l’ancien régime, — que le marché national était la propriété de l’industrie indigène, et qu’il fallait, par conséquent, en écarter aussi complétement que possible la concurrence étrangère.

Mais, ces restrictions faites, — à la vérité, elles étaient nombreuses, — les esprits éclairés s’accordaient à considérer la concurrence comme le seul régime applicable à la plupart des branches du travail matériel, et c’était en même temps à ces branches qu’ils restreignaient le domaine de la science nouvelle qui se résumait dans la théorie de la concurrence. En revanche, ces mêmes esprits qui appartenaient presque sans exception, notons-le bien, au personnel des anciennes corporations gouvernantes, étaient convaincus que les fonctions qui avaient jusqu’alors formé le domaine de ces corporations supérieures, la sécurité, le monnayage, les transports, le culte, l’enseignement, etc., devaient être nécessairement réservées, en vertu de leur nature propre, au gouvernement; à quoi ils ajoutaient que l’économie politique n’avait point à s’en occuper.

Cela étant, il s’agissait de constituer le gouvernement, sans avoir égard aux données de la science économique, mais de manière cependant à ce qu’il pῦt remplir, aussi avantageusement que possible pour la société, les fonctions nombreuses et importantes qu’on lui attribuait. La compétence de l’économie politique en matière de gouvernement étant ainsi récusée, on ne doit pas s’étonner, si, pour résoudre le problème de la constitution utile de la production des services publics, on prit d’abord la voie qui en éloignait le plus. Que fit-on en effet? On commença par fusionner tous les services qui formaient, sous l’ancien régime, le domaine de corporations séparées, service de la sécurité, service de l’enseignement et des cultes, service du monnayage, service des transports, etc., et l’on constitua ainsi une énorme “régie” des services publics; ensuite, on essaya de remettre cette régie aux mains d’une démocratie communautaire, dont les institutions étaient empruntées à celles de la phase embryonnaire de l’existence des sociétés.

Mais s’il était possible, à la rigueur, — quoique ce fῦt visiblement une œuvre rétrograde, — de fusionner des services de nature diverse dans une régie unique, il était impossible de faire manœuvrer cette lourde et monstrueuse machine autrement que par un personnel spécial. En conséquence, on vit se reconstituer une classe gouvernante dans laquelle l’ancien personnel gouvernemental se fondit avec l’élément nouveau que la révolution avait fait surgir. Cette classe nécessaire pouvait à la vérité se recruter désormais plus aisément qu’autrefois dans la masse de la nation à laquelle tous les emplois publics devenaient accessibles, mais les familles dont elle se composait ne manquèrent pas de se transmettre de génération en génération, les fonctions politiques, militaires, judiciaires et administratives qui leur fournissaient des moyens d’existence; car elles s’en léguaient les traditions par l’éducation du foyer, et leurs relations habituelles leur permettaient d’en assurer la conservation à leurs descendants. C’est ainsi que les familles adonnées à l’agriculture, à l’industrie et au commerce se transmettent de même, communément, de génération en génération, les entreprises à l’aide desquelles elles subsistent.

Le monopole gouvernemental se reconstitua donc, dans les différentes branches de travail qui lui étaient auparavant dévolues, — on pourrait ajouter même qu’il rétrograda en fusionnant des industries que le progrès avaient séparées sous le régime du monopole; il se reconstitua encore dans le personnel spécial que nécessitait la production des services publics. A la vérité, ce monopole fut plus rigoureusement réglementé et maximé qu’il ne l’avait été auparavant et l’on conçoit qu’il ne pouvait l’ètre trop. En effet, en reconstituant, d’un côté, avec les débris des anciennes corporations gouvernantes, une corporation colossale que l’on investissait du monopole des services les plus nécessaires à la société; en dissolvant, de l’autre, toutes les corporations inférieures et en empêchant leur reconstitution sous des formes nouvelles, appropriées au régime de la concurrence, on faisait de la société gouvernée une poussière sans consistance, et on livrait les consommateurs ainsi individualisés des services publics, à la discrétion de l’aggrégation formidable à laquelle on en conférait de nouveau le monopole.

Il importait donc que des garanties aussi complètes et aussi clairement spécifiées que possible fussent accordées à la masse des consommateurs contre l’abus de ce monopole, que la nature même des choses allait faire retomber, à peu près comme autrefois, entre les mains d’une classe spécialement adonnée à la production des services publics. Tel fut l’objet des constitutions, c’est à dire des procédés de réglementation et de limitation du monopole gouvernemental qui ont été particulièrement en vogue depuis la révolution française. A l’origine, on avait une confiance illimitée dans cette réglementation politique; on était convaincu qu’avec une constitution bien faite un peuple ne pouvait manquer de se trouver garanti à perpétuité contre les abus d’un mauvais gouvernement. L’expérience ne tarda pas à faire justice de ces illusions.

Au lieu de procurer aux peuples un bon gouvernement, les constitutions ne devinrent que trop souvent des instruments d’exploitation entre les mains des classes supérieures, qui avaient eu l’habileté de se faire attribuer le contrôle du gouvernement qui se trouvait, de fait, monopolisé par elles. Alors, les classes exploitées par ce monopole firent des révolutions pour s’en emparer à leur tour. Mais les révolutions n’aboutissant qu’à déplacer le monopole gouvernemental, et presque toujours même à l’aggraver, — car il fallait l’élargir et par conséquent l’alourdir pour y faire entrer les classes conquérantes plus nombreuses et plus faméliques que les classes auxquelles elles se substituaient, — le mal subsista. Les panacées constitutionnelles perdirent peu à peu de leur crédit, et l’on se mit à en chercher d’autres.

On s’imagina, par exemple, que le mal provenait non de la mauvaise constitution du gouvernement, mais de la mauvaise constitution de la société elle-même, et l’on voulut étendre le système d’organisation des services publics à tous les autres services, en un mot, englober la société dans le gouvernement. Telle fut la panacée du socialisme, qui prenait précisément le progrès à rebours. L’économie politique, appuyée sur les intérêts que le socialisme menaçait, en eut facilement raison, mais le malaise social persistant toujours, une autre panacée succéda à celle-là.

On affirma que le mal provenait de ce que les gouvernements n’étaient pas suffisamment “nationaux,” c’est à dire de ce que le monopole des services publics se trouvait, en tout ou en partie, entre des mains étrangères, et l’on se mit à agiter la question dite des nationalités. On en est là aujourd’hui. On croit que le malaise dont souffre la communauté des peuples civilisés provient uniquement de ce que quelques-uns de ces peuples sont soumis à des gouvernements étrangers, et l’on en conclut qu’il importe par dessus tout de remettre les “natifs” en possession des monopoles gouvernementaux. Cela fait, et quelles que soient d’ailleurs l’ignorance et l’immoralité des natifs, — les services publics ne laisseront plus rien à souhaiter, et les nations entreront dans l’ère bénie de la liberté et de la paix. En conséquence, on convie les peuples à verser leur sang et à dépenser leur argent pour reconstituer au plus vite les “nationalités,” ou, ce qui revient au même, pour livrer chaque variété ou sous-variété de la race humaine à un monopole gouvernemental appartenant exclusivement à des hommes de cette variété ou sous-variété.

Nous ignorons encore ce qui adviendra de cette nouvelle utopie; mais en admettant qu’on réussît à l’incarner dans les faits, nous pouvons affirmer que le malaise social n’en subsisterait pas moins. Il y a apparence même qu’il s’en trouverait aggravé, d’abord par suite des dépenses énormes qu’exigeraient les révolutions et les guerres nécessaires pour instituer, partout, des gouvernements purement nationaux, ensuite parce que, dans beaucoup de pays, où les aptitudes gouvernantes sont rares et de basse qualité, les gouvernements étrangers sont préférables aux gouvernements nationaux.

Ces utopies et bien d’autres ont leur source dans l’erreur que nous avons signalée plus haut, savoir que la constitution des gouvernements n’est point, comme celle des autres entreprises, du ressort de l’économie politique, d’où il résulte que la solution du problème d’un bon gouvernement doit être cherchée ailleurs. L’échec désastreux de toutes les tentatives qui ont été faites pour améliorer les services publics, tant sous le rapport de leur production que sous celui de leur distribution, sans avoir égard aux lois économiques qui président à la production et à la distribution des autres services, démontre suffisamment, croyons-nous, que l’on se trompait en plaçant ainsi les gouvernements dans une région inaccessible à l’économie politique.

Science de l’utile, l’économie politique est seule compétente, au contraire, pour déterminer les conditions dans lesquelles doivent être établies toutes les entreprises, aussi bien celles que les gouvernements accaparent que celles qui sont abandońnées à l’activité privée. Du moment où l’on restitue à l’économie politique cette partie essentielle de son domaine, sans se laisser arrêter davantage par un préjugé trop respéctueux pour des puissances que la crainte des uns, l’orgueil des autres, avaient divinisées, la solution du problème d’un gouvernement utile devient non seulement possible mais encore facile. Il suffit de rechercher, en premier lieu, si les entreprises gouvernementales sont constituées conformément aux lois économiques qui président à la constitution de toutes les autres entreprises, quelle que soit la nature particulière de chacune, en second lieu, comment, dans la négative, on peut les y conformer.

De même qu’il y a des lois physiques et des principes de mécanique qui doivent être observés dans la construction des édifices, il y a des lois économiques qui doivent l’être dans la constitution des entreprises. Ainsi, pour produire de la manière la plus économique, toute entreprise doit être construite et mise en œuvre conformément aux principes de l’unité des opérations et de la division du travail, des limites naturelles et de la concurrence; pour distribuer ses produits ou ses services de la manière la plus équitable et par conséquent la plus utile, toute entreprise doit encore se conformer aux principes de la spécialité et de la liberté des échanges. Or les entreprises gouvernementales, telles qu’elles sont construites et mises en œuvre de nos jours, pèchent essentiellement contre ces lois naturelles de la production et de la distribution des services.

I. Les gouvernements pèchent visiblement contre les lois de l’unité des opérations et de la division du travail. Comment nous apparaissent-ils en effet? Comme des entreprises colossales, exerçant à la fois une multitude de fonctions et d’industries. Non seulement les gouvernements pourvoient à la sécurité publique, mais encore, pour la plupart du moins, ils distribuent l’enseignement, ils commanditent le culte et les beaux-arts, ils transportent les lettres, expédient les dépêches télégraphiques, construisent et parfois exploitent les voies de communication, enfin ils interviennent plus ou moins dans les autres branches de l’activité humaine. Comment donc pourraient-ils s’acquitter utilement de ces fonctions multiples? Supposons qu’une compagnie s’établisse pour exploiter à la fois: 1° des chemins de fer et des bateaux à vapeur; 2° des fabriques de tissus de laine et de coton; 3° des magasins d’épiceries; 4° des théâtres, etc., etc., en admettant même que le gouvernement consentit à lui accorder l’anonymat (ce que l’administration ne ferait point, car elle considère naïvement le principe de l’unité des opérations comme essentiel. . .pour autrui), une entreprise pareille ne trouverait pas un souscripteur. Pourquoi? Parce que si peu familière que soit la masse du public avec l’admirable livre de la Richesse des nations, elle refuserait de confier ses capitaux à une compagnie qui poursuivrait une foule d’objets différents et disparates: â défaut de la science, le bon sens appuyé sur une expérience de tous les jours lui démontrerait qu’on ne peut utilement, dans aucune direction de l’activité humaine, “chasser plusieurs lièvres à la fois;” qu’alors même que les diverses industries qu’il s’agirait d’entreprendre seraient avantageuses séparément, elles deviendraient mauvaises par leur réunion contre nature. Or qu’est-ce qu’un gouvernement sinon une vaste entreprise, exerçant des industries et des fonctions multiples et disparates? Au point de vue des lois de l’unité des opérations et de la division du travail, un gouvernement qui entreprend la production de la sécurité et de l’enseignement, le transport des lettres et des dépêches télégraphiques, la construction et l’exploitation des chemins de fer, la fabrication des monnaies, etc., n’est-il pas un véritable monstre?

II. Les gouvernements ne pèchent pas moins contre la loi des limites naturelles. Comme nous l’avons remarqué précédemment (Tome Ier, Ve leçon. L’Assiette de la production) toute entreprise a ses limites dans lesquelles elle peut s’exercer avec un maximum d’utilité. Si elle les excède et si elle demeure en deçà, sa production devient moins économique. Or les gouvernements n’ont jamais eu aucun égard à cette loi. De tous temps, on les a vus s’appliquer à étendre le domaine soumis à leur monopole, et, “la monarchie universelle” est demeurée l’idéal des politiques sinon des économistes. En tous cas, ce sont les hasards de la guerre ou des alliances de familles et non point des considérations tirées de l’étude des lois de l’utilité qui ont déterminé la grandeur des États. Comment d’ailleurs des gouvernements qui exercent plusieurs industries ou plusieurs fonctions se conformeraient-ils à la loi des limites naturelles? Chaque industrie a les siennes, et telle limite qui est utile pour la production de la sécurité cesse de l’être pour celle de l’enseignement. Cela étant, un gouvernement ne peut évidemment observer une loi qui lui imposerait autant de limites différentes qu’il exerce d’industries ou de fonctions.

III. Les gouvernements pèchent contre la loi de la concurrence. Sous ce rapport cependant leur constitution n’est pas uniforme. Pour certains services publics, la sécurité, le transport des lettres et le monnayage par exemple, ils prohibent absolument la concurrence dans les limites de leur domaine; pour d’autres, tels que l’enseignement, la charité, le transport des hommes et des marchandises, ils l’admettent dans une mesure plus ou moins étendue, mais presque toujours dans des conditions fort inégales. Ainsi, en matière d’enseignement, ils ont pour système de produire à perte, en rejetant les déficits de leurs établissements sur les contribuables parmi lesquels sont compris leurs concurrents eux-mêmes; en matière de charité, ils refusent d’autoriser la fondation d’établissements privés, sous forme de sociétés perpétuelles jouissant du droit de propriété dans toute sa plénitude, comme les établissements de la charité publique. Aucun service public, pour tout dire, n’est produit et distribué dans des conditions de pleine concurrence, c’est à dire en laissant le champ entièrement libre aux entreprises rivales et en subissant l’obligation de couvrir les frais de sa production, avec la rémunération ordinaire des capitaux qui y sont engagés. Les industries monopolisées par les gouvernements, pouvant ainsi subsister sans couvrir leurs frais de production, n’ont pas besoin, comme les entreprises de concurrence, de perfectionner incessamment leurs procédés et leurs méthodes; elles s’empressent donc moins de satisfaire à ce besoin qui n’est pas pour elles de première nécessité, et elles demeurent par là même en retard sur les autres branches de l’activité sociale.

IV. Les gouvernements pèchent, enfin, dans la distribution de leurs services, contre les principes de la spécialité et de la liberté des échanges. Dans les industries de concurrence, ces deux principes sont rigoureusement observés. D’une part, chaque consommateur demande spécialement l’espèce de produits ou de services dont il a besoin, dans les quantités et qualités qui conviennent le mieux à son usage, et ces produits ou services lui sont fournis conformément à sa demande; d’une autre part, il en débat librement les prix et les conditions de payement. En matière de services publics, au contraire, l’échange est commun et obligatoire, au lieu d’être spécial et libre. Le gouvernement met ses services à la disposition de la communauté des consommateurs, assujettis à son monopole, et ils sont tenus de les accepter tels quels, sans pouvoir en débattre individuellement les prix et les conditions de payement, à moins qu’ils ne puissent s’en passer, et dans ce cas même, ils sont obligés, le plus souvent, d’en payer leur part. La valeur de l’ensemble des services fournis par le gouvernement est totalisée et elle constitue la dépense publique. La somme nécessaire pour couvrir cette dépense est totalisée de même, et prélevée, d’après une règle de répartition plus ou moins arbitraire, sur la communauté des consommateurs. Si, comme c’est le cas ordinaire, elle demeure insuffisante, le gouvernement comble le déficit au moyen d’un emprunt, en rejetant ainsi sur les générations futures une partie de la dépense des services fournis à la génération actuelle.

De la méconnaissance de ces différents principes qui régissent la constitution utile des entreprises, il résulte que les services publics demeurent dans un état de flagrante infériorité, en comparaison des services privés. La différence serait bien plus sensible encore si les gouvernements ne soumettaient point à une réglementation antiéconomique les branches de travail qu’ils n’ont point accaparées, en les empêchant de se constituer dans les formes et dans les limites les plus utiles, en interdisant, par exemple, au plus grand nombre des entreprises de se constituer sous forme de sociétés anonymes, à toutes de se fonder pour une durée illimitée, et, par conséquent, d’émettre des obligations perpétuelles. En entravant le développement utile des entreprises privées, ces restrictions et ces prohibitions ont pour résultat uniforme de diminuer la différence qui existe entre elles et les entreprises dont les gouvernements se sont attribué, à des degrés divers, le monopole. Néanmoins cette différence est encore énorme, soit que l’on se place au point de vue de la production ou de la distribution utile des services.

I. En ce qui concerne la production, la méconnaissance des principes de l’unité des opérations, de la division du travail, des limites naturelles et de la concurrence a pour résultats inévitables de surélever les prix des services publics et d’en abaisser la qualité. Tandis que tous les produits et services des industries de concurrence sont fournis incessamment en plus grande abondance, en meilleure qualité et à plus bas prix, les services des gouvernements demeurent insuffisants, grossiers et chers. Cependant, à mesure que la population devient plus nombreuse et que ses ressources augmentent, grâce à la productivité croissante des industries constituées et mises en œuvre conformément aux lois économiques, les besoins auxquels correspondent les services publics exigent une satisfaction plus ample et plus raffinée. S’agit-il de la sécurité? Elle doit être nécessairement plus complète et plus diversifiée dans une société riche et civilisée, où les propriétés à protéger se sont multipliées et ramifiées à l’infini, que dans une société pauvre et barbare. S’agit-il de l’euseignement? A l’origine, la somme de connaissances que chaque génération avait à léguer à la génération suivante était peu considérable et peu variée; en outre, ces connaissances, pour peu qu’elles dépassassent les notions élémentaires des métiers manuels, n’étaient nécessaires qu’à la classe peu nombreuse qui gouvernait la société: il suffisait donc, pour satisfaire aux besoins de ce petit nombre de consommateurs d’enseignement, de quelques écoles dans lesquelles toutes les sciences connues étaient mises à leur portée, comme tous les produits de l’industrie naissante étaient réunis dans la boutique de village. Mais à mesure que le capital intellectuel et moral de l’humanité s’est grossi par le travail des générations successives; à mesure encore que le besoin des connaissances nécessaires pour créer des richesses ou en gouverner l’emploi a été ressenti par une classe plus nombreuse, il a fallu multiplier et diversifier davantage les ateliers d’enseignement. De nos jours, au moins dans les sociétés où prédomine le self-government, l’acquisition d’une certaine somme de connaissances est devenue un besoin universel. Qui osera affirmer cependant qu’il y soit suffisamment pourvu? Que l’on compare l’extension qu’ont prise et les progrès qu’ont réalisés, depuis un demi-siècle, les industries qui pourvoient à la satisfaction de besoins bien moins nécessaires, mais qui sont entrées dans le domaine de la concurrence, à l’extension si insuffisante et aux progrès si lents de l’enseignement accaparé partout, plus ou moins, par le gouvernementalisme?

De tous les produits, l’homme est celui que l’on excelle aujourd’hui le moins à façonner: si l’on réussit à lui inculquer, d’une manière suffisante, l’art de gouverner les machines dont il fait usage, combien peu, en revanche, l’art de se gouverner soi-même est avancé et vulgarisé! A quoi peut servir cependant de multiplier et de perfectionner les produits si les hommes n’en savent point faire un emploi utile? S’ils ne se servent des ressources et de la puissance croissantes que leur confère une industrie progressive que pour s’adonner à des vices abrutissants ou pour s’entre-détruire dans des luttes sauvages? Ce retard de l’industrie qui sert à façonner les hommes en leur inculquant les principes du self-government, de tous les arts à la fois le plus difficile et le plus nécessaire, n’est-il pas et ne deviendra-t-il pas de plus en plus une nuisance sociale? — La même observation s’applique aux autres industries que les gouvernements ont accaparées: toutes demeurent en retard sur les industries de concurrence, et à mesure que la société croît en nombre, en richesse et en puissance, elle souffre davantage de ce retard de quelques-unes des branches les plus élevées et les plus nécessaires de son organisme.

II. Envisagée au point de vue de la distribution utile des services, la méconnaissance des principes de la spécialité et de la liberté des échanges, engendre des nuisances plus graves encore, en ce qu’elle entraîne une inévitable inégalité dans la répartition des services publics et des frais de leur production, en ce qu’elle permet même de rejeter sur les générations futures une partie de la dépense des services fournis à la génération actuelle. D’un côté, en effet, nul ne peut savoir quelle est sa quote-part dans la distribution des services publics et qu’elle est sa quote-part dans la dépense. On peut affirmer toutefois que les classes les plus pauvres, partant, les moins influentes dans l’État, sont celles qui reçoivent la moindre proportion des services publics, et qui contribuent cependant, pour la plus forte proportion, à les payer. D’un autre côté, la totalité des recettes, quelle qu’en soit du reste la provenance, ne suffit plus que bien rarement à couvrir la totalité des dépenses. Tous les gouvernements sont régulièrement obligés d’emprunter pour combler les déficits sans cesse renaissants et grossissants des branches de travail qu’ils ont monopolisées. Au moment où nous sommes, leurs dettes réunies (sans compter celles des sous-gouvernements provinciaux, cantonnaux ou communaux) dépassent 60 milliards, et elles augmentent d’année en année [1] . Qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie qu’une partie des frais de production des services publics est mise à la charge des générations futures au lieu d’être acquittée bond fide par la génération qui a consommé ces services. Cette facilité immorale à rejetter sur l’avenir une partie des frais des consommations présentes ne doit-elle pas avoir pour résultat inévitable d’exciter les gouvernements à augmenter incessamment leurs dépenses? Que l’on se représente ce qui arriverait si une pratique analogue était possible en matière de consommations privées: quelles dettes on ferait chez son épicier, chez son tailleur, chez son bottier, si l’on pouvait, en s’autorisant d’une pratique généralement admise, rejeter sur “les générations futures” l’obligation de les payer! De deux choses l’une, ou les générations futures succomberont un jour sous le fardeau de ces dettes accumulées, ou elles refuseront, comme ce sera leur droit, de les acquitter, autrement dit, elles feront banqueroute.

C’est ainsi, par le fait de leur constitution antiéconomique, que les gouvernements sont devenus, suivant une expression énergique de J. B. Say, les ulcères des sociétés [2] . A mesure que la population et la richesse augmentent, grâce au développement progressif des industries de concurrence, une masse croissante de forces vives est soutirée à la société, au moyen de la pompe aspirante des impôts et des emprunts, pour subvenir aux frais de production des services publics ou, pour mieux dire, à l’entretien et à l’enrichissement facile de la classe particulière qui possède le monopole de la production de ces services. Non seulement, les gouvernements se font payer chaque jour plus cher les fonctions nécessaires qu’ils accaparent, mais encore ils se livrent, sur une échelle de plus en plus colossale, à des entreprises nuisibles, telles que les guerres, à une époque où la guerre, ayant cessé d’avoir sa raison d’être, est devenue le plus barbare et le plus odieux des anachronismes [3].

A cet ulcère qui dévore les forces vives des sociétés, à mesure que le progrès les fait naître, quel est le remède? Si, comme nous avons essayé de le démontrer, le mal provient de la constitution antiéconomique des gouvernements, le remède consiste évidemment à conformer cette constitution aux principes essentiels qu’elle méconnait, c’est à dire à la rendre économique. Il faut pour cela, en premier lieu, débarrasser les gouvernements de toutes les attributions qui ont été annexées à leur fonction naturelle de producteurs de la sécurité, en faisant rentrer l’enseignement, le culte, le monnayage, les transports, etc., dans le domaine de l’activité privée; en second lieu, soumettre les gouvernements, comme toutes les autres entreprises, à la loi de la concurrence.

Déjà, la cause de la simplification des attributions gouvernementales est gagnée dans la théorie, si elle ne l’est pas encore dans la pratique [4] . En revanche, l’idée de soumettre les gouvernements au régime de la concurrence est généralement encore regardé comme chimérique [5] . Mais sur ce point les faits devancent peut-être la théorie. Le “droit de sécission” qui se fraye aujourd’hui son chemin dans le monde aura pour conséquence nécessaire l’établissement de la liberté de gouvernement. Le jour où ce droit sera reconnu et appliqué, dans toute son étendue naturelle, la concurrence politique servira de complément à la concurrence agricole, industrielle et commerciale.

Sans doute, ce progrès sera lent à accomplir. Mais il en est ainsi de tous les progrès. Quand on considère la masse d’intérêts et de préjugés qui leur font obstacle, on désespère même de les voir se réaliser jamais. Écoutons plutôt ce que disait an siècle dernier, Adam Smith, de la liberté commerciale:

“S’attendre, disait-il, que la liberté du commerce soit jamais rétablie entièrement dans la Grande-Bretagne, ce serait une bonhommie aussi absurde que de compter d’y voir jamais réaliser l’Oceana ou l’Utopie. Non seulement les préjugés, mais, ce qui est bien plus insurmontable, les intérêts particuliers d’un certain nombre d’individus s’y opposent irrésistiblement.
“Si les officiers d’une armée s’opposaient à toute réduction des troupes avec autant de zèle et d’unanimité que les maîtres manufacturiers en déploient pour s’élever contre toute loi tendante à augmenter la concurrence sur le marché intérieur; si les premiers animaient leurs soldats comme les autres enflamment leurs ouvriers pour les soulever et les déchaîner contre toute proposition d’une pareille mesure, il n’y aurait pas moins de danger à réduire une armée, qu’il n’y en a eu dernièrement à vouloir diminuer à quelques égards le monopole que nos manufacturiers ont obtenu contre leurs concitoyens. Ce monopole a tellement grossi parmi nous le nombre de certaines races d’hommes, que, semblables à un déluge de troupes sur pieds, elles sont devenues formidables au gouvernement et ont intimidé la législature dans mainte occasion.
“Le membre du parlement qui vient à l’appui de toute proposition faite pour fortifier le monopole est sûr d’acquérir non seulement la réputation de bien entendre le commerce, mais de la faveur et du crédit dans un ordre d’hommes à qui leur multitude et leurs richesses donnent une grande importance. S’il s’y oppose, au contraire, et qu’il ait de plus assez d’autorité pour les traverser dans leurs desseins, ni la probité la plus reconnue, ni le plus haut rang, ni les plus grands services rendus au public ne peuvent le mettre à l’abri de la détraction et des calomnies les plus infâmes, des insultes personnelles, et quelquefois du danger réel que produit le déchaînement des monopoleurs furieux et déçus dans leurs espérances.” [6]

Cependant, la liberté commerciale a fini par avoir raison des “monopoleurs furieux” dont parle le père de l’économie politique, et l’on peut aujourd’hui, sans s’abandonner à des rêves utopiques, espérer qu’avant un siècle le système protecteur n’existera plus qu’à l’état de mauvais souvenir dans la mémoire des hommes. Pourquoi les monopoles politiques ne disparaîtraient-ils pas à leur tour comme sont en train de disparaître les monopoles industriels et commerciaux? S’ils disposent d’une puissance formidable, les intérêts auxquels ils portent dommage grandissent aussi, chaque jour, en nombre et en force. Leur heure suprême finira donc par sonner, et l’Unité économique se trouvera ainsi établie dans la phase de la concurrence comme elle l’a été dans les phases précédentes de la communauté et du monopole. Alors, la production et la distribution des services, enfin pleinement soumises, dans toutes les branches de l’activité humaine, au gouvernement des lois économiques, pourront s’opérer de la manière la plus utile.

 


 

Notes

[1] Le capital nominal des dettes publiques se montait en 1859, d’après l’Annuaire de M. J. E. Horn, aux sommes que voici: États-Unis, 241. 1 millions de fr.; Autriche, 6.850; Bade, 186.5; Bavière, 684.1; Belgique, 599,7; Brésil, 400; Danemark, 313.3; Espagne, 3.658,7; France, 9113.3; GrandeBretagne, 20,093.3; Grèce, 17; Hanovre, 170; Italie, 2500; PaysBas, 2.354.1; Portugal, 501,8; Prusse, 1200; Russie, 6.480; Saxe royale, 227,5; Suède et Norwége, 452; Turquie, 885; enfin, Wurtemberg, 119,3; ce qui donnerait un total de cinquante un milliards cent cinquante-trois millions trois cent mille francs. (Annuaire international du crédit public pour 1860, par J. E. Horn, p. 292.)
Depuis que ce relevé a été fait, la seule dette des États de l’Union américaine s’est accrue de près de dix milliards.

[2] Si par une suite des profusions où nous jettent des machines politiques abusives et compliquées, dit encore J. B. Say, le système des impôts excessifs prévaut, et surtout s’il se propage, s’étend et se consolide, il est à craindre qu’il ne replonge dans la barbarie les nations dont l’industrie nous étonne le plus; il est à craindre que ces nations ne deviennent de vastes galères, où l’on verrait peu à peu la classe indigente, c’est à dire le plus grand nombre, tourner avec envie ses regards vers la condition du sauvage. . .du sauvage qui n’est pas bien pourvu, à la vérité, ni lui ni sa famille, mais qui du moins n’est pas tenu de subvenir, par des efforts perpétuels, à d’énormes consommations publiques, dont le public ne profite pas ou qui tournent même à son détriment. (J. B. Say. Traité d’économie politique. Liv. III, chap. X.)

[3] Voir à ce sujet le Dictionnaire de l’économie politique, art. Paix, et L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres. Introduction.

[4] Nos deux précédents ouvrages, les Soirées de la rue Saint-Lazare et les Questions d’économie politique et de droit public, auxquels nous prenons la liberté de renvoyer nos lecteurs, sont presque entièrement consacrés à la démonstration des nuisances de l’intervention gouvernementale. Nous avons fondé, dans le même but, le journal l’Economiste belge.

[5] Nous n’en croyons pas moins devoir revendiquer, hardiment, la priorité de cette prétendue chimère. Voir les Questions d’économie politique et de droit public. La liberté du gouvernement. T. II, p. 245, et les Soirées de la rue Saint-Lazare. 11e soirée. P. 303. Consulter encore, pour les développements, L’Économiste Belge, le Sentiment et l’intérét en matière de nationalité, no du 24 mai 1862, polémique avec M. Hyac. Deheselle sur le même sujet, nos des 4 et 21 juin, 5 et 19 juillet, le Principe du sécessionisme, 30 août; Lettres à un Russe sur l’établissement d’une constitution en Russie, 2 et 30 août; 19 septembre 1862; la Crise américaine, 17 janvier 1863; un nouveau Crédit Mobilier, 14 février; une Solution pacifique de la question polonaise, 9 mai, etc., etc.

[6] Adam Smith. La Richesse des nations. Liv. IV. Chap. II.

 


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