Pierre-Joseph Proudhon

Extraits de la
Théorie de la Propriété

(1862)

 



Note

La popularité de Proudhon est due au fait qu’il fut le premier à se proclamer anarchiste et, surtout, à son affirmation que La propriété, c'est le vol ! Beaucoup ignorent que, dans un texte qui fut publié après sa mort, il a aussi affirmé : La propriété, c'est la liberté !
En effet Proudhon peut être considéré comme un des plus forts défenseurs de la propriété que, dans une approche tout à fait anarchiste, il voit comme l'indispensable contrepoids à l’Etat. Il préconise le fait que la propriété socialisée (c’est-à-dire étatisée) donnerait à l’Etat des pouvoirs inimaginables sur les individus. C’est pour cela que Proudhon est décidément en faveur de la propriété (contre le communisme étatiste) et pour la multiplication des propriétaires (contre les monopoles). Dommage que les intellectuels, pour la plupart au service de l’Etat, aient ignoré et même caché cet aspect fondamental de la pensée de Proudhon qui est très intéressant et devrait être analysé et débattu en profondeur.

Les passages ici récoltés proviennent tous de : Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la Propriété, Librairie Internationale, Paris 1866 (Oeuvres posthumes de P.-J. Proudhon). Les numéros des pages font référence à cette édition. Les sous-titres ne sont pas dans le texte original.

 


 

Liberté et propriété

En attaquant la propriété, j'avais eu soin, dès 1840, de protester, au nom de la liberté, contre le gouvernementalisme aussi bien que contre le communisme. L'horreur de la réglementation a toujours été chez moi la plus forte; j'ai eu dès le début en abomination l'omnipotence centrale, monarchique, quand je me suis dit anarchiste. En 1848, je me suis déclaré opposé aux idées gouvernementales du Luxembourg. J'ai loué le gouvernement provisoire de sa réserve en matière de réformes sociales, et j'ai depuis déclaré maintes fois que cette réserve, tant reprochée, était un titre d'honneur à mes yeux. Mon antipathie pour le principe d'autorité n'a pas faibli. Depuis dix ans, l'étude de l'histoire, faite à mes instants de loisir, m'a prouvé que là était la plaie des sociétés. Le peuple n'a pas été communiste en France en 1848, ni en 89, ni en 93 ou 96 ; il n'y a eu qu'une poignée de sectaires. Le communisme, qui fut le désespoir des premiers utopistes, le cri d'anéantissement de l'Évangile, n'est chez nous qu'une méprise de l'égalité.

La liberté, c'est le droit qui appartient a l'homme d'user de ses facultés et d'en  user comme il lui plaît. Ce droit ne va pas sans doute jusqu'à celui d'abuser. Mais il faut distinguer deux genres d'abus: le premier comprenant tous ceux dont l'abusant subit seul les conséquences; le second comprenant tous les abus qui portent atteinte au droit des autres (droit à la liberté et droit à l'usage gratuit de la terre ou des matières). Tant que l'homme n'abuse que contre lui-même, la société n'a pas le droit d'intervenir; si elle intervient, elle abuse. Le citoyen ne doit avoir ici d'autre législateur que sa raison; il manquerait au respect de lui-même, il serait indigne, s'il acceptait ici une autre police que celle de sa liberté. Je dis plus: la société doit être organisée de telle sorte que, les abus du second genre y étant de plus en plus impossibles, elle ait de moins en moins besoin d'intervenir pour les réprimer. Sinon, si elle se rapproche progressivement du communisme, au lieu de se rapprocher de l'anarchie ou gouvernement de l'homme par lui-même (en anglais: self-government), l'organisation sociale est abusive.

Ainsi, je ne me bornais pas à protester contre les abus que les citoyens, pris individuellement, peuvent faire de la terre ou des matières dont ils sont les détenteurs; je protestais non moins énergiquement contre les abus que, sous le nom d'État ou sous celui de société, peuvent en faire ces mêmes citoyens pris collectivement.

Donc, me disais-je en 1844, pas de possession réglementée. Pourvu qu'il ait payé les salaires de ceux qui ont donné avant lui une forme, une façon, une utilité nouvelle aux matières dont il est le détenteur, le manufacturier doit être libre de consommer ces matières à sa guise. Il y a plus! il doit être libre de refuser la vente de ses produits au-dessous du prix qui lui plait. Ce n'est pas en établissant le maximum que la société détruira les profits du commerce; ce n'est pas en interdisant les prêts usuraires qu'elle détruira l'intérêt: c'est en organisant dans son sein des institutions de mutualité. (pp. 28-30)

 

Les définitions de la propriété

Dans mes Confessions d'un Révolutionnaire j'écrivai: "Dans mes premiers mémoires, attaquant de front l'ordre établi, je disais, par exemple: La propriété, c'est le vol ! Il s'agissait de protester, de mettre pour ainsi dire en relief le néant de nos institutions. Je n'avais point alors à m'occuper d'autre chose. Aussi, dans le mémoire où je démontrais, par A plus B, cette étourdissante proposition, avais-je soin de protester contre toute conclusion communiste.

Dans le Système des Contradictions économiques, après avoir rappelé et confirmé ma première définition, j'en ajoute une toute contraire, mais fondée sur des considérations d'un autre ordre, qui ne pouvaient ni détruire la première argumentation, ni être détruites par elle: La propriété, c'est la liberté !

La propriété, c'est le vol; la propriété, c'est la liberté: ces deux propositions sont également démontrées et subsistent l'une à côté de l'autre dans le Système des Contradictions... La propriété paraissait donc ici avec sa raison d'être et sa raison de non être." (p. 37)

 

Les contradictions indispensables de la propriété

La légitimation de la propriété par le droit, par l'infusion en elle de l'idée de Justice, sans préjudice des conséquences économiques précédemment développées, telle est, avec la substitution du principe de la balance à celui de la synthèse, ce qui distingue mon  étude sur les Biens de mes publications antérieures sur la propriété. J'avais cru jusqu'alors avec Hegel que les deux termes de l'antinomie, thèse, antithèse, devaient se résoudre en un terme supérieur, SYNTHÈSE. Je me suis aperçu depuis que les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d'une pile électrique ne se détruisent; qu'ils ne sont pas seulement indestructibles; qu'ils sont la cause génératrice du mouvement, de la vie, du progrès; que le problème consiste à trouver, non leur fusion, qui serait la mort, mais leur équilibre, équilibre sans cesse instable, variable selon le développement même des sociétés. (pp. 51-52)

 

Les justifications de la propriété

Le moment est venu où la propriété doit justifier d'elle-même ou disparaître: si j'ai obtenu, il y a vingt ans, quelque succès pour la critique que j'en ai faite, j'espère que le lecteur ne se montrera pas moins favorable aujourd'hui pour cette exégèse.

J'observerai d'abord que si nous voulons aboutir dans notre recherche, il est de toute nécessité que nous quittions la route où nos devanciers se sont perdus, Pour rendre raison de la propriété, ils sont remontés aux origines; ils ont scruté, analysé les principes; ils ont invoqué les besoins de la personnalité et les droits du travail, et fait appel à la souveraineté du législateur. C'était se placer sur le terrain de la possession. On a vu au chapitre IV, dans le résumé critique que nous avons fait de toutes les controverses, dans quels paralogismes se sont jetés les auteurs. Le scepticisme seul pouvait être le fruit de leurs efforts; et le scepticisme est aujourd'hui la seule opinion sérieuse qui existe en matière de propriété. Il faut changer de méthode. Ce n'est ni dans son principe et ses origines, ni dans sa matière qu'il faut chercher la raison de la propriété; à tous ces égards, la propriété, je le répète, ne peut rien nous offrir de plus que la possession; c'est dans ses FINS.

Mais comment découvrir la finalité d'une institution dont on déclare inutile d'examiner le principe, l'origine et la matière? N'est-ce point, de gaîté de cœur, se poser un problème insoluble? La propriété, en effet, est absolue, inconditionnée, jus utendi et abutendi, ou elle n'est pas. Or, qui dit absolu, dit indéfinissable, dit une chose que l'on ne peut reconnaître ni par ses limites, ni par ses conditions, ni par sa matière, ni par la date de son apparition. Chercher les fins de la propriété dans ce que nous pouvons savoir de ses commencements, du principe animique sur lequel elle repose, des circonstances où elle se manifeste, ce sera toujours tourner dans le cercle, et s'enfoncer dans la contradiction. Nous ne pouvons pas même apporter en témoignage les services qu'elle est censée rendre, puisque ces services ne sont autres que ceux de la possession elle-même; que nous ne les connaissons qu'imparfaitement; que rien ne prouve d'ailleurs que nous ne puissions nous procurer les mêmes garanties, et de supérieures encore, par d'autres moyens.

Ici encore, et pour la seconde fois, je dis qu'il faut changer de méthode et nous engager dans une route inconnue. La seule chose que nous sachions nettement de la propriété, et par laquelle nous puissions la distinguer de la possession, c'est qu'elle est absolue et abusive; eh bien! c'est dans son absolutisme, c'est dans ses abus, pour ne pas dire pis, que nous devons en chercher la finalité.

Que ces noms odieux d'abus et d'absolutisme, cher lecteur, ne vous effraient pas mal à propos. Il ne s'agit point ici de légitimer ce que votre incorruptible conscience réprouve, ni d'égarer votre raison dans les régions transcendantales. Ceci est affaire de pure logique, et puisque la Raison collective, notre souveraine à tous, ne s'est point effarouchée de l'absolutisme propriétaire, pourquoi la vôtre s'en scandaliserait-elle plus? Auriez-vous honte, par hasard, de votre propre moi? Certains esprits, par excès de puritanisme, ou plutôt par faiblesse de compréhension, ont posé l'individualisme comme l'antithèse de la pensée révolutionnaire: c'était tout bonnement chasser de la république le citoyen et l'homme. Soyons moins timides. La nature a fait l'homme personnel, ce qui veut dire insoumis; la société à son tour, sans doute  afin de ne pas demeurer en reste, a institué la propriété; pour achever la triade, puisque, selon Pierre Leroux, toute vérité se manifeste en trois termes, l'homme, sujet rebelle et égoïste, s'est voué à toutes les fantaisies de son libre arbitre. C'est avec ces trois grands ennemis, la Révolte, l'Égoïsme et le Bon plaisir que nous avons à vivre; c'est sur leurs épaules, comme sur le dos de trois cariatides, que nous allons élever le temple de la Justice. (pp. 128-130)

 

La propriété comme contrepoids à l’État

Il est donc prouvé que la propriété, par elle-même, ne tient à aucune forme de gouvernement; qu'aucun lien dynastique ou juridique ne l'enchaîne; que toute sa politique se réduit à un mot, l'exploitation, sinon l'anarchie; qu'elle est pour le pouvoir le plus redoutable ennemi et le plus perfide allié; en un mot que, dans ses rapports avec l'État, elle n'est dirigée  que par un seul principe, un seul sentiment, une seule idée, l'intérêt personnel, l'égoïsme. Voilà en quoi consiste, au point de vue politique, l'abus de la propriété. Qui rechercherait ce qu'elle fut dans tous les États où son existence fut plus ou moins reconnue, à Carthage, à Athènes, à Venise, à Florence, etc., la retrouverait toujours la même. Au contraire, qui étudiera les effets politiques de la possession ou du fief, aboutira constamment à des résultats opposés. C'est la propriété qui fit la liberté, puis l'anarchie et finalement la dissolution de la démocratie athénienne; c'est le communisme qui soutint la tyrannie et l'immobilisme de la noble Lacédémone, engloutie sous l'océan des guerres, et qui périt les armes à la main.

Et voilà aussi pourquoi tout gouvernement, toute utopie et toute Église se méfient de la propriété. Sans parler de Lycurgue et Platon, qui la chassent, ainsi que la poésie, de leurs républiques, nous voyons les Césars, chefs de la plèbe, qui n'ont vaincu que pour obtenir la propriété, à peine en possession de la dictature, attaquer le droit quiritaire de toutes les manières. Ce droit quiritaire était l'apanage, pour ainsi dire, du peuple romain. Auguste l'étend à toute l'Italie, Caracalla à toutes les provinces. On combat la propriété par la propriété: c'est de la politique à bascule. Puis ou attaque la propriété par l'impôt; Auguste établit l'impôt sur les successions, 5 p.100; puis un autre impôt sur les adjudications, 1 p.100 ; plus tard on établit des impôts indirects. Le christianisme, à son tour, attaque la propriété par son dogme; les grands feudataires par le service de guerre: les choses en viennent au point que sous les empereurs, les citoyens renoncent à leur propriété et à leurs fonctions municipales; et que sous les Barbares, du sixième au dixième siècle, les petits propriétaires d'alleux regardent comme un bonheur pour eux de s'attacher à un suzerain. Autant, en un mot, la propriété, par sa nature propre, se montre redoutable au pouvoir, autant celui-ci s'efforce de conjurer le péril en se prémunissant contre la propriété. On la contient par la crainte de la plèbe, par les armées permanentes, par les divisions, les rivalités, la concurrence; par des lois restrictives de toutes sortes, par la corruption. On réduit ainsi peu à jeu la propriété à n'être plus qu'un privilège d'oisif: arrivée là, la propriété est domptée; le propriétaire, de guerrier ou baron, s'est fait péquin; il tremble, il n'est plus rien.

Toutes ces considérations recueillies, nous pouvons conclure: la propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au pouvoir. Or, la force par elle-même ne peut être dite bienfaisante ou malfaisante, abusive ou non abusive: elle est indifférente à l'usage auquel on l'emploie; autant  elle, se montre destructive, autant elle peut devenir conservatrice; si parfois elle éclate en effets subversifs au lieu de se répandre en résultats utiles, la faute en est à ceux qui la dirigent et qui sont aussi  aveugles qu'elle.

L'État constitué de la manière la plus rationnelle, la plus libérale, animé des intentions les plus justes, n'en est pas moins une puissance énorme, capable de tout écraser autour d'elle, si on ne lui donne un contre-poids. Ce contre-poids, quel peut-il être? L'État tire toute sa puissance de l'adhésion des citoyens. L'État est la réunion des intérêts généraux appuyée par la volonté générale et servie, au  besoin, par le concours de toutes les forces individuelles. Où trouver une puissance capable de contre-balancer cette puissance formidable de l'État? Il n'y en a pas d'autre que la propriété. Prenez la somme des forces propriétaires: vous aurez une puissance égale à celle de l'État. - Pourquoi, me demanderez-vous, ce contre-poids ne se trouverait-il pas aussi bien dans la possession ou dans le fief? - C'est que la possession, ou le fief, est elle-même une dépendance de l'État; qu'elle est comprise dans l'État; que, par conséquent, au lieu de s'opposer à l'État, elle lui vient en aide; elle pèse dans le même plateau: ce qui, au lieu de produire un équilibre, ne fait qu'aggraver le gouvernement. Dans un tel système, l'État est d'un côté, tous les sujets ou citoyens avec lui; il n'y a rien de l'autre. C'est l'absolutisme gouvernemental dans son expression la plus haute et dans toute son immobilité. Ainsi le comprenait Louis XIV, qui non-seulement  était d'une parfaite bonne foi, mais logique et juste à son point de vue, lorsqu'il prétendait que tout en France, personnes et choses, relevassent de lui. Louis XIV niait la propriété absolue; il n'admettait de souveraineté que dans l'État représenté par le roi. Pour qu'une force puisse tenir en respect une autre force, il faut qu'elles soient indépendantes l'une de l'autre, qu'elles fassent deux, non pas un. Pour que le citoyen soit quelque chose dans l'État, il ne suffit donc pas qu'il soit libre de sa personne; il faut que sa personnalité s'appuie, comme celle de l'État, sur une portion de matière qu'il possède en toute souveraineté, comme l'État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété.

Servir de contre-poids à la puissance publique, balancer l'État, par ce moyen assurer la liberté individuelle: telle sera donc, dans le système politique, la fonction, principale de la propriété. Supprimez cette fonction ou, ce qui revient au même, ôtez à la propriété le caractère absolutiste que nous lui avons reconnu et qui la distingue; imposez-lui des conditions, déclarez-la incessible et indivisible: à l'instant elle perd sa force, elle ne pèse plus rien; elle redevient un simple bénéfice, un précaire; c'est une mouvance du gouvernement, sans action contre lui.

Le droit absolu de l'État se trouve donc en lutte avec le droit absolu du propriétaire. Il faut suivre de près la marche de ce combat. (pp. 135-138)

 

La propriété comme liberté

La propriété Moderne, constituée en apparence contre toute raison de droit et tout bon  sens, sur un double absolutisme, peut être considérée comme le triomphe de la Liberté. C'est la Liberté qui l'a faite, non pas, comme il semble au premier abord, contre le droit, mais par une intelligence bien supérieure du droit. Qu'est-ce que la Justice, en effet, sinon l'équilibre entre les forces? La Justice n'est pas un simple rapport, une conception abstraite, une fiction de l'entendement, ou un acte de foi de la conscience: elle est une chose réelle, d'autant plus obligatoire qu'elle repose sur des réalités, sur des forces libres.

Du principe que la propriété, irrévérencieuse à l'égard du prince, rebelle à l'autorité, anarchique enfin, est la seule force qui puisse servir de contre-poids à l'État, découle ce corollaire: c'est que la propriété, absolutisme dans un autre absolutisme, est encore pour l'État un élément de division. La puissance de l'État est une puissance de concentration; donnez-lui l’essor, et toute individualité disparaîtra bientôt, absorbée dans la collectivité; la société tombe dans le communisme; la propriété, an rebours, est une puissance de décentralisation; parce qu'elle-même est absolue, elle est anti-despotique, anti-unitaire; c'est en elle qu'est le principe de toute fédération: et c'est pour cela que la propriété, autocratique par essence, transportée dans une société politique, devient aussitôt républicaine.

C'est tout le contraire de la possession ou du fief, dont la tendance est fatalement à l'unité, à la concentration, à la sujétion universelle. De tous les despotismes, le plus écrasant fut celui des czars, à ce point qu'il en devenait impossible, et que depuis un demi-siècle on a vu les empereurs de Russie travailler d'eux-mêmes à en alléger le poids. Or, la cause première de ce despotisme était dans cette possession slave à laquelle les réformes d'Alexandre II viennent de porter un premier coup. (pp. 144-145)

 

La propriété comme fonction et droit de tous

La propriété ne se pose donc point a priori comme droit de l'homme et du citoyen, ainsi qu'on l'a cru jusqu'à ce jour et que semblent le dire les déclarations de 89, 93 et 95: tous les raisonnements qu’on ferait pour établir à priori le droit de propriété sont des pétitions de principe, et impliquent contradiction. La propriété se révèle, dans ses abus, comme une FONCTION; et c'est parce qu'elle est une fonction à laquelle tout citoyen est appelé, comme il est appelé à posséder et à produire, qu'elle devient un droit: le droit résultant ici de la destinée, non la destinée du droit. (p. 149)

 

La propriété comme pouvoir personnel

Une comparaison achèvera de me faire comprendre. Tout individu mâle, âgé de vingt ans et valide, est apte au service militaire. Mais il faut encore, avant de l'envoyer à l'ennemi, l'exercer, le discipliner, l'armer; sans quoi, il ne servirait absolument de rien. Une armée de conscrits sans armes serait d'aussi nul effet à la guerre qu'une charretée de registres matricules. Il en est de même de l'électeur. Son vote n'a de valeur réelle, je ne dis pas de valeur morale, contre le pouvoir, que s'il représente une force réelle: cette force est celle de la propriété. Donc, pour en revenir au suffrage universel, au système des électeurs sans avoir, de deux choses l'une: ou ils voteront avec les propriétaires, et alors ils sont inutiles; ou bien ils se sépareront des propriétaires, et dans ce cas le Pouvoir reste maître de la situation, soit qu'il s'appuie sur la multitude électorale, soit qu'il se range du côté de la propriété, soit que, plutôt, se plaçant entre deux, il s'érige en médiateur et impose son arbitrage. Conférer au peuple les droits politiques n'était pas en soi une pensée mauvaise; il eût fallu seulement commencer par lui donner la propriété. (pp. 153-154)

 

Les attributs de la propriété

Un des attributs de la propriété est de pouvoir être divisée, morcelée, la division poussée aussi loin qu'il plaira au propriétaire. Il le fallait pour la MOBILISATION du sol: là est en effet le grand avantage de l'alleu sur le fief. Avec la tenure féodale ou l'ancienne possession germanique et slave, encore en vigueur en Russie, la société marche tout d'une pièce, comme une armée rangée en bataille. C'est en vain que les individus ont été déclarés libres, et l'État subordonné à l'assemblée du peuple; la liberté d'action du citoyen, cette faculté d'initiative, que nous avons signalée comme le caractère des États constitutionnels, reste impuissante; l'immobilisme du sol, ou, pour mieux dire, l'incommutabilité des possessions ramène toujours l'immobilisme social, et par suite l'autocratie dans le gouvernement. Il faut que la propriété circule elle-même, avec l'homme, comme une marchandise, comme une monnaie. Sans cela, le citoyen est comme l'homme de Pascal que l'univers écrase, qui le sait, qui le sent, mais qui ne peut l'empêcher, parce que l'univers ne l'entend pas, et que la loi qui préside aux mouvements du ciel est sourde à ses prières. Mais changez cette loi, faites que cet univers matériel se meuve à la volonté de l'imperceptible créature qui n'est pour lui qu'une monade pensante, aussitôt tout va changer: ce n'est plus l'homme qui sera broyé entre les mondes; ce sont les mondes qui vont tourbillonner à son commandement, comme des balles de moelle de sureau. Voilà justement ce qui arrive par la mobilisation du sol, opérée par la vertu magique de ce seul mot, la PROPRIÉTÉ. C'est ainsi que notre espèce s'est élevée du régime inférieur de l'association patriarcale et de l'indivision terrienne à la haute civilisation de la propriété, civilisation à laquelle nul ne peut avoir été initié, et vouloir après rebrousser chemin. (pp. 160-161)

 

La propriété comme facteur de créativité

Ce que nous venons de dire de l'amour est également vrai de l'art et du travail. Cela ne signifie point que les oeuvres du génie, les travaux de l'industrieux, ne connaissent ni règle ni mesure, ni rime ni raison: à cet égard, l'école romantique a complètement fait fausse route. Cela veut dire que les opérations de l'industriel, de l'artiste, du poète, du penseur, bien que soumises à des principes, à des procédés techniques, excluent, de la part de l'autorité publique, comme de l'Académie, toute espèce de réglementation, ce qui  est fort différent. Liberté, telle est ici la vraie loi: en quoi je suis de, l'avis de M. Dunoyer et de la plupart des économistes.

J'ajoute qu'il en doit être de la propriété comme de l'amour, du travail et de l'art. Non pas que le propriétaire doive s'imaginer qu'il est au-dessus de toute raison et de toute mesure: si absolu que le fasse la loi, il s'apercevra bientôt, à ses dépens, que la propriété ne saurait vivre d'abus; qu'elle aussi doit s'incliner devant le sens commun et devant la morale; il comprendra que si l'absolu aspire à sortir de son existence métaphysique et à devenir positivement quelque chose, ce ne peut être que par la raison et la justice. Dès que l'absolu tend à se réaliser, il devient justiciable de la science et du droit. Seulement, comme il est essentiel au progrès de la justice que la conformité de la propriété à la vérité et à la morale soit volontaire, qu'à cette fin le propriétaire doit être maître de ses mouvements, aucune obligation ne lui sera imposée par l'État. Et ceci rentre tout à fait dans nos principes: le but de la civilisation, avons-nous dit, l'œuvre de l'État étant que tout individu exerce le droit de justice, devienne organe du droit et ministre de la loi; ce qui aboutit à la suppression des constitutions écrites et des codes. Le moins de lois, je veux dire de prescriptions réglementaires et de statuts officiels, possible, tel est le principe qui régit la propriété, principe d'une moralité évidemment supérieure et par lequel seul l'homme libre se distingue de l'esclave.

Dans le système inauguré par la révolution de 89, et consacré par le Code français, le citoyen est plus qu'un homme libre: c'est une fraction du souverain. Ce n'est pas seulement dans les comices électoraux que s'exerce sa souveraineté, ni dans les assemblées de ses représentants; c'est aussi, c'est surtout dans l'exercice de son industrie, la direction de son esprit, l'administration de sa propriété. Là le législateur a voulu que le citoyen jouit, à ses risques et périls, de l'autonomie la plus complète, responsable seulement de ses actes, lorsqu'ils nuisent à des tiers, la société ou l'État considéré lui-même comme un tiers. A ces conditions seulement, le législateur révolutionnaire a cru que la société pourrait prospérer, marcher dans les voies de la richesse et de la justice. Il a rejeté toutes les entraves et restrictions féodales. C'est pourquoi le citoyen, en tant qu'il travaille, produit, possède, - fonction de la société, - n'est pas du tout un fonctionnaire de l'État: il ne dépend de personne, fait ce qu'il veut, dispose de son intelligence, de ses bras, de ses capitaux, de sa terre, selon qu'il lui plaît; et l'événement prouve qu'en effet, c'est dans le pays où règne cette autonomie industrielle, cet absolutisme propriétaire, qu'il y a le plus de richesse et de vertu.

Le législateur, pour garantir cette indépendance d'initiative, cette liberté illimitée d'action, a donc voulu que le propriétaire fût souverain dans toute la force de l'expression: qu'on se demande ce qui serait arrivé s'il eût voulu le soumettre à une réglementation? Comment séparer l'us de l'abus? Comment prévoir toutes les malversations, réprimer l’insubordination, destituer la fainéantise, l'incapacité, surveiller la maladresse, etc., etc. - En deux mots, l'exploitation par l'État, la communauté gouvernementale rejetée, il n'y avait à faire que cela.

Donc, que le propriétaire sépare tant qu'il voudra le produit net du produit brut; qu'au lieu de s'attacher étroitement la terre par une culture religieuse, il ne recherche que la rente, responsable seulement au for intérieur et devant l'opinion, il ne sera pas poursuivi pour ce fait. Il est bon, en soi, que la rente soit distinguée du produit brut et devienne objet de spéculation; les terres étant de qualité différente, les circonstances sociales favorisant inégalement les exploitations, le calcul et la recherche de la rente peuvent devenir un instrument de meilleure répartition. L'expérience apprendra aux particuliers quand la pratique de la rente devient a tous préjudiciable et immorale; l'abus alors se restreindra de lui-même, et il ne restera que le droit et la liberté.

Que ce même propriétaire emprunte sur son titre, comme sur son habit ou sa montre: l'opération peut devenir pour lui fort dangereuse, et pour le pays pleine de misères; mais l'État n'interviendra pas davantage, si ce n'est pour faire concurrence aux usuriers, en procurant aux emprunteurs l'argent à meilleur marché. Le crédit hypothécaire est le moyen par lequel la propriété foncière entre en rapport avec la richesse mobilière; le travail agricole avec le travail industriel: chose excellente en soi, qui facilite les entreprises,  ajoute à la puissance de la production, et devient un nouveau moyen de nivellement. L'expérience seule peut déterminer pour chacun l'à-propos, la liberté, fixer la mesure et imposer un frein.

Que le propriétaire, enfin, tourne et retourne sa terre, ou la laisse reposer, comme il l'entendra; qu'il fisse des plantations, des semis ou rien du tout; qu'il y laisse pousser des ronces, ou y mette du bétail, il en est le maître. Naturellement, la société aura sa part du dommage occasionné par une exploitation paresseuse ou mal entendue, comme elle souffre de tout vice et de toute aberration individuelle. Mais mieux vaut encore pour la société supporter ce préjudice, que de le conjurer par des règlements. Napoléon I disait que s'il voyait un propriétaire laisser son champ en friche, il lui retirerait sa propriété. C'était une pensée de justice qui faisait parler le conquérant; ce n'était pas une pensée de génie. Non, pas même dans le cas où il plairait au propriétaire de laisser ses terres sans culture, vous ne devez, vous chef d’État, intervenir. Laissez faire le propriétaire: l'exemple ne sera pas contagieux; mais ne vous engagez point dans un labyrinthe sans issue. Vous permettez à tel propriétaire d'abattre une forêt qui fournissait au chauffage de tout un district; à tel autre de transformer vingt hectares de terres à blé en parc, et d'y élever des renards. Pourquoi ne serait-il pas permis à celui-ci de cultiver la ronce, le chardon et l'épine? L'abus de la propriété est le prix dont vous payez ses inventions et ses efforts: avec le temps elle se corrigera. Laissez faire.

C'est ainsi que la propriété, fondée sur l'égoïsme, est la flamme à laquelle s'épure l'égoïsme. C'est par la propriété que le moi individuel, insocial, avare, envieux, jaloux, plein d'orgueil et de mauvaise foi, se transfigure, et se fait semblable au moi collectif, son maître et son  modèle. L'institution qui semblait faite pour diviniser la concupiscence, comme le lui a tant reproché le christianisme, est justement celle qui ramène la concupiscence à la conscience. Si jamais l'égoïsme devient identique et adéquat en nous à la Justice; si la loi morale est recherchée avec le même zèle que le profit et la richesse; si, comme le prétendait Hobbes, la règle de l'utile peut servir un jour de règle de droit; et l'on ne peut douter que tel ne soit, en effet, le but de la civilisation; c'est à la propriété que le monde devra ce miracle.

Suivant que nous envisageons la propriété dans son principe ou dans ses fins, elle nous apparaît comme la plus indigne et la plus lâche des immoralités, ou comme l'idéal de la vertu civile et domestique. (pp. 163-168)

 

La dégénération des propriétaires

Ainsi la société serait soumise à une sorte de flux et de reflux: elle s'élève avec l'alleu, elle redescend avec le fief; rien ne subsiste, tout oscille; et si nous savons à présent à quoi nous en tenir sur les fins de la propriété, et conséquemment sur les causes de son progrès, nous savons également à quoi attribuer sa rétrogradation. Le même absolutisme produit tour à tour l’ascension et l'affaissement. Le propriétaire combat d'abord pour sa dignité d'homme et de citoyen, pour l'indépendance de son travail et la liberté de ses entreprises. Il s'affirme comme justicier et souverain, possédant en vertu de son humanité et sans relever de personne, et il décline toute suzeraineté politique ou religieuse. Puis, fatigué de l'effort, sentant que la propriété est plus difficile à soutenir qu'à conquérir, trouvant la jouissance meilleure que la gloire et sa propre estime, il transige avec le pouvoir, abandonne son initiative politique, en échange d'une garantie de privilège, vend son droit d'aînesse pour un plat de lentilles, mangeant son honneur avec son revenu, et provoquant par son parasitisme l'insurrection du prolétariat et la négation de la propriété. Pouvons nous enfin rompre ce cercle? pouvons-nous, en autres termes, purger l'abus propriétaire et rendre l'institution sans reproche? Ou faut-il que nous nous laissions emporter au courant des révolutions, aujourd'hui avec la propriété contre la tyrannie féodale, demain avec la démocratie absolutiste et l'agiotage contre le bourgeois et son droit quiritaire? Là est désormais toute la question. Devant ce problème, l'antiquité et le moyen âge ont échoué; je crois qu'il appartient à notre époque de le résoudre. (pp. 175-176)

 

Propriété, fédéralisme, individualisme

La séparation des pouvoirs dans l'État est essentiellement liée à la propriété, puisque, sans cette séparation, le gouvernement, et la société avec lui, retombent en hiérarchie: ce qui entraîne la conversion de la propriété en possession subalternisée ou fief. J'en dis autant de la décentralisation: la propriété est fédéraliste par nature; elle répugne au gouvernement unitaire. (p. 181)

Combattre l'individualisme comme l'ennemi de la liberté et de l'égalité, ainsi qu'on l'avait imaginé eu 1848, ce n'est pas fonder la liberté, qui est essentiellement, pour ne pas dire exclusivement individualiste; ce n'est pas créer l'association, qui se compose uniquement d'individus; c'est retourner au communisme barbare et au servage féodal; c'est tuer à la fois et la société et les personnes. (p. 183)

 

La propriété et la politique

La propriété n'est pas l'esclave de la politique; ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. La propriété est le contre-poids naturel, nécessaire de la puissance politique; le droit civil de la propriété, le contrôleur et le déterminateur de la raison d’État. Là où manque la propriété, où elle est remplacée par la possession slave ou le fief, il y a despotisme dans le gouvernement, instabilité dans tout le système. (p. 196)

La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, prime-occupation, usucapion, conquête, appropriation par le travail, nous la trouvons dans ses fins: elle est essentiellement politique. Là ou le domaine appartient à la collectivité, sénat, aristocratie, prince ou empereur, il n'y a que féodalité, vassalité, hiérarchie et subordination ; pas de liberté, par conséquent, ni d'autonomie. C'est pour rompre le faisceau de la SOUVERAINETÉ COLLECTIVE, si exorbitant, si redoutable, qu'on a érigé contre lui le domaine de propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen; que ce domaine a été attribué à l'individu, l'État ne gardant que les parties indivisibles et communes par destination: cours d'eau, lacs, étangs, routes, places publiques, friches, montagnes incultes, forêts, déserts, et tout ce qui ne peut être approprié. (pp. 225-226)

 


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