Carl R. Rogers

Devenir une personne

(1961)

 



Source

Ces passages sont extraits de On Becoming a Person (1961), une collection d'essais de Carl Rogers.

 

Note du traducteur Denis Derman

Le terme experience, qui désigne généralement le ressenti du monde intérieur et non pas une expérience au sens d'expérimentation, a été traduit par "vécu", qui est l'équivalent français courant et non ambigu.
Le terme functioning a été traduit par "opérationnel" qui me semble mieux convoyer l'idée de Carl Rogers.

 


 

La vie bonne et la personne pleinement opérationnelle (1953)


J'en suis venu graduellement à une conclusion négative à propos de la vie bonne. Il me semble que la vie bonne n'est pas un état déterminé. Ce n'est pas, selon mon jugement, un état de vertu, satisfaction, nirvana ou bonheur. Ce n'est pas une condition en laquelle l'individu est adapté ou comblé ou réalisé. Pour employer des termes psychologiques, ce n'est pas un état de réduction de pulsion ou tension, ou l'homéostasie.

La vie bonne est un processus, pas un état d'être.
C'est une direction, pas une destination.
La direction qui constitue la vie bonne est celle qui est choisie par l'organisme global quand existe la liberté psychique de se mouvoir en toute direction. Cette direction choisie par l'organisme semble avoir certaines qualités distinctes qui paraissent être les mêmes pour une large variété d'individus uniques.

La vie bonne, du point de vue de mon expérience, est le processus de mouvement dans une direction que l'organisme humain choisit quand il est libre intérieurement de se mouvoir en toute direction, et les qualités générales de cette direction choisie paraissent avoir une certaine universalité.

 

Les caractéristiques du processus

1 - Une ouverture croissante au vécu

En premier lieu, le processus semble implquer une ouverture croissante au vécu. C'est le pôle opposé d'une attitude défensive.
Si une personne pouvait être pleinement ouverte au vécu, alors chaque stimulus, qu'il provienne de l'organisme même ou de l'environnement, serait relayé librement à travers le système nerveux sans être distordu par aucun mécanisme de défense.
Donc, un aspect de ce processus que je nomme "la vie bonne" paraît être un mouvement allant du pôle défensif vers le pôle de l'ouverture au vécu. L'individu devient plus apte à s'entendre lui-même, à vivre ce qui se produit en lui-même. Il est plus ouvert à ses sentiments de peur, de découragement et de peine. Il est aussi plus ouvert à ses sentiments de courage, de tendresse et d'émerveillement.

2 - Vivre de plus en plus existentiellement

Une seconde caractéristique du processus qui pour moi est la vie bonne est qu'il implique une tendance croissante à vivre pleinement en chaque moment.
Je crois qu'il est évident que, pour une personne qui serait pleinement ouverte à toute nouvelle expérience, chaque moment serait nouveau.
Une façon d'exprimer la fluidité présente dans une telle vie existentielle est de dire que le soi et la personnalité émergent du vécu plutôt que le vécu soit traduit ou distordu pour s'adapter à une structure de soi préconçue.
Cela signifie que l'on devient participant et observateur du processus continu du vécu de l'organisme, plutôt que de le contrôler. Cela signifie une adaptabilité maximale, une découverte de structure dans le vécu, une organisation du soi et de la personnalité en un flux changeant.
Cela implique de découvrir la structure du vécu au sein du processus de vivre le vécu.

3 - Une confiance croissante en son organisme

Une caractéristique supplémentaire de la personne qui vit le processus de la vie bonne paraît être une confiance croissante en son organisme comme moyen de parvenir au comportement le plus satisfaisant dans chaque situation vécue.
Une personne pleinement ouverte à son vécu aurait accès à toute l'information disponible dans la situation, sur laquelle fonder son comportement; les exigences sociales, ses propres besoins complexes et parfois contradictoires, ses souvenirs de situations similaires, sa perception de la situation dans son unicité, etc, etc. L'information serait très complexe, en effet. Mais elle pourrait permettre à son organisme global, sa conscience y prenant part, de considérer chaque stimulus, besoin ou exigence, leur intensité et importance relatives, et par ces pesage et évaluation complexes découvrir le cours des choses qui s'approcherait le plus de combler tous ses besoins dans la situation.

 

Le processus d'une vie plus pleinement opérationnelle
(The Process of Functioning More Fully)

Je voudrais rassembler ces trois aspects décrivant le processus de la vie bonne en une image plus cohérente. Il apparaît que la personne psychiquement libre se meut dans la direction de devenir une personne plus pleinement opérationnelle.

Elle est plus apte à vivre pleinement en et avec chacun de ses sentiments et tous ses sentiments et réactions. Elle fait un usage croissant de toutes ses facultés organiques pour ressentir, aussi finement que possible, la situation existentielle interne et externe. Elle fait usage de toute l'information que son système nerveux peut fournir, en conscience, tout en reconnaissant que son organisme global peut être plus sage que sa conscience, et bien souvent l'est. Elle est plus apte à permettre à son organisme global de fonctionner librement dans toute sa complexité en choisissant, parmi une multitude de possibles, le comportement qui à cet instant sera le plus globalement et véritablement satisfaisant. Elle est capable de placer une plus grande confiance dans le dynamisme de son organisme, non car il serait infaillible, mais parce qu'elle peut s'ouvrir pleinement aux conséquences de chacune de ses actions et les corriger si elles s'avèrent moins que satisfaisantes.

Elle est plus apte à vivre tout sentiment et est moins effrayée d'aucun sentiment; elle filtre elle-même les signes de la vie et est plus ouverte aux signes issus de toutes les sources; elle est pleinement engagée dans le processus d'être et devenir elle-même et par là découvre qu'elle est un être social sain et réaliste; elle vit plus pleinement en ce moment mais apprend que c'est là la plus saine des façons de vivre en tout temps. Elle devient un organisme plus pleinement opérationnel, et grâce à la consience d'elle-même qui coule librement en et par son vécu, elle devient une personne plus pleinement opérationnelle.

 


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