Warlaam Tcherkesoff

Sur la concentration du capital
extrait de Pages d'histoire socialiste

(1896)

 



Note

Dans ce texte, l'auteur présente une critique forte et bien documentée de la prévision marxiste concernant la concentration du capital, en montrant que cela n'est qu'un mythe. Ce mythe est après utilisé par le politiciens pour transformer la lutte sociale des producteurs en lutte politique des parties pour la conquête du pouvoir de l'État. Enfin, la conquête du pouvoir par les parties socialistes sera présentée comme la réalisation du socialisme. Alors, démasquer les mythes est la meilleure façon d'éviter des erreurs tragiques dans le processus de libération.

 


 

Superstition fataliste sur la concentration du capital

Chaque époque historique, chaque parti politique a été entiché de telle ou telle idée fausse et souvent nuisible, admise pourtant par tout le monde comme une évidence. Des hommes de grande capacité et de grand talent subirent l'influence de pareilles idées, aussi bien que les esprits de second ordre qui acceptent les opinions d'autrui sans s'inquiéter de leur valeur. Et si, par hasard, l'une de ces fausses appréciations vient a être, après discussion, formulée sous une forme scientifique et philosophique, sa domination néfaste s'étend alors sur plusieurs générations.

Il est une formule, une loi erronée, en laquelle nous tous, les socialistes sans distinction d'écoles ni de fractions, avons eu jusqu'à présent une foi aveugle. Je parle de la loi de concentration du capital formulé par Marx et admise par tous les écrivains et orateurs socialistes. Entrez dans une réunion publique, prenez la première publication socialiste, - vous y entendrez ou lirez, que, d'après la loi spécifique du capital, ce dernier se concentre entre les mains d'un nombre de capitalistes de plus en plus restreint, que les grandes fortunes se créent aux dépens des petites, et que le gros capital s'accroît par l’expropriation des petits capitaux.

Cette formule si répandue est la base fondamentale de la tactique parlementaire des socialistes d'État. Avec elle, la solution de la question sociale, conçue par les grands fondateurs du socialisme moderne comme une complète régénération de l'individu ainsi que de la société au point de vue économique et moral, devenait si simple et si facile... Pas besoin d'une lutte économique de chaque jour entre l'exploiteur et l'exploité, nulle nécessité de pratiquer des aujourd'hui la solidarité entre les hommes... rien de semblable. Il suffit que les ouvriers votent pour les députés qui se disent socialistes, que le nombre des derniers augmente jusqu'à devenir une majorité au Parlement, et alors on décrétera un collectivisme ou communisme d'État, et tous les exploiteurs se soumettront paisiblement au vote du Parlement. Ils ne tenteront pas la moindre résistance, car leur nombre, selon la loi de concentration capitaliste, aura infiniment diminué.

Quelle belle et facile perspective! Pensez donc! sans effort, sans souffrance, une loi fatale nous prépare un avenir de bonheur. Il est si attrayant d'envisager les difficultés d'un problème ardu au travers de couleurs riantes, surtout quand on est illusionné au point d'avoir la profonde conviction que la science elle-même, la philosophie moderne nous enseignent cette vérité si consolante. Et justement cette prétendue loi présente, dans l'exposé de Marx, tous les attributs d'une vérité absolue de la science et de la philosophie modernes. « L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation... » (triade absurde de la dialectique métaphysique!)

L'expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l'EXPROPRIATION DU GRAND NOMBRE DE CAPITALISTES PAR LE PETIT, etc.[1]... A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroît la misère. » (Capital, p. 342, édition française.)

Oui, la misère s'accroît, mais non chez la bourgeoisie, non chez les petits capitalistes, mais bien chez les ouvriers, chez les producteurs. Depuis la publication du Capital, il s'est écoulé trente ans; depuis que Marx formula cette loi qui doit agir « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature », cinquante ans pleins se sont écoulés. Selon toute probabilité, la loi devrait être justifiée au moins par quelque phénomène économique.

Durant ce temps-là, la production et l'échange ont pris un élan inouï, les immenses fortunes privées, des milliards ont surgi, des compagnies colossales se développèrent... selon cette loi, il faudrait que le nombre des petits capitalistes ait diminué. En tout cas, aucun accroissement dans leur nombre ne devrait avoir lieu... n'est-ce pas? Essayons de voir ce que nous dit la statistique d'Angleterre. Je me borne à ce pays, parce qu'il est renommé pour un pays de production capitaliste par excellence, et parce que Marx lui-même basait toutes ses spéculations dialectiques sur l'analyse de la vie économique d'Angleterre, sans tenir compte du restant de la terre.

D'abord quelques chiffres sur l'enrichissement général. Les richesses nationales de l'Angleterre se sont accrues depuis le commencement de ce siècle comme il suit (en millions de francs):

 

  1812 1840 1860 1888
Maisons
6.375
7.000
8.750
10.350
Chemins de Fer
__
525
8.700
21.625
Flotte
375
575
1.100
3.350
Marchandises
1.250
1.550
4.750
8.600
Ameublements, objets d'art, etc.
3.250
9.250
14.500
30.300
Totaux
11.250
18.900
37.800
74.225

 

Ces chiffres nous indiquent bien clairement la véritable origine de la formation des grandes fortunes. En prenant la somme totale des richesses, sans compter la valeur des maisons, nous voyons que la somme modeste de 4.875 millions de 1812 s'est élevé en 1888 à 63.875 millions, autrement dit a été multipliée par TREIZE. Le même progrès dans l'accroissement des richesses s'observe dans tous les pays civilisés. Pour la France, d'après les tableaux de Fournier de Fleix et Yves Guyot, les chiffres correspondants sont les suivants (en millions de francs):

 

  1824 1840 1873 1888
Maisons
7.750
18.000
28.950
42.602
Chemins de Fer
__
250
6.750
13.300
Flotte
175
175
300
325
Marchandises
475
575
3.000
3.875
Ameublements, objets d'art, etc.
6.375
9.000
16.875
21.300
Totaux
26.025
28.000
55.875
81.402

 

Pour mieux en connaître le mode de distribution, il faut consulter les chiffres d'impôt de testaments, d'héritages et de successions. D'après les rapports officiels pour les années 1886-1889, il y avait en Angleterre à cette époque:

 

Classe des possesseurs Nombre de familles Propriété évalué par famille Valeur totale des propriétés
Millionnaires
700
21.750.000
14.962.000.000
Très riches
9.650
4.750.000
45.850.000.000
Riches
141.250
662.500
58.200.000.000
Moyennes
730.500
80.000
98.400.000.000
Nécessiteuses
2.008.000
8.000
14.000.000.000
Pauvres
3.916.000
__
__

 

Que ces chiffres sont instructifs : 882.100 familles possédant 217 milliards ! tandis que les deux millions de familles à 8.500francs ont seulement 1.4 milliards. Voyons de combien ont varié les chiffres depuis 1815-1850, époque a laquelle la loi de Marx a été formulée.

 

Années Propriété laissée en moyenne par chaque décédé
1837-1840
2.325 francs
1841-1850
2.475 francs
1861-1870
4.000 francs
1871-1880
5.250 francs
1881-1885
6.775 francs

 

En évaluant la moyenne d'accroissement à 125 francs par an, nous trouvons que, cette année (1896), chaque sujet de Sa Majesté britannique pourrait disposer d'une fortune moyenne de 8.000 franc, ou chaque famille ouvrière de plus de 40.000 francs. Et l'on voudrait nous persuader qu'en Angleterre, de nos jours, il ne serait pas possible de réaliser le bien-être pour tous!... Mais revenons à nos chiffres. D'après le rendement de l'impôt sur les successions, nous avons les chiffres suivants:

 

Années 1840 1877
Fortunes de 2.500 à 125.000 francs
17.936
36.438
Fortunes au dessus de 125.000 francs
1.989
4.478

 

A partir de 1887, l'accroissement de l'impôt sur les successions ainsi que celui sur le revenu progressent comme il suit:

 

Années Revenu de l'État
  Héritages Impôt sur le revenu
1876-1877
126 millions
125 millions
1880-1881
151 millions
251 millions
1884-1885
176 millions
300 millions
1888-1889
160 millions
316 millions
1890-1891
175 millions
331 millions
1892-1893
230 millions
245 millions

(Ce chiffres sont un peu au-dessous de la réalité)

 

Il ne faut pas oublier que les fortunes au-dessous de 100 livres sterling (2.500 fr.) sont libérées d'impôt de succession.

En 1840, il y avait seulement 5,4 % de toute la population payant 500 francs et plus d'impôts par an; en 1880, ce rapport monte a 14,5 %. Depuis 1850, l'accroissement du nombre des contribuables gagnant plus de 5.000 francs par an suivit la progression suivante:

 

Années Nombre de contribuables Par 10.000 habitants
1850
65.389
23
1860
85.530
30
1870
130.375
42
1880
210.430
63
1886
250.000
70

 

On voit qu'en trente-six ans, le nombre des contribuables ayant un revenu annuel supérieur à 5.000 francs a quadruplé et relativement à la population a triplé.

Tous les chiffres précédents nous montrent l'énorme enrichissement de la bourgeoisie, mais pour revenir à notre sujet, il nous reste à voir si cet accroissement ne s'est pas accompli au profit des gros par la ruine des petits capitalistes. Pour éviter de donner la moindre prise aux objections, je me bornerai exclusivement aux données fournies par les tableaux de l'impôt sur le revenu, sur l’industrie, le commerce et les banques. Comparons les chiffres à vingt ans de distance pour que l'influence de la prétendue loi puisse mieux se manifester. Prenons le nombre des contribuables en 1868-1869, et celui de 1889.

 

Revenue annuel en francs
Nombre de contribuables
Accroissement %
 
1868-1869
1889
De 3.750 à          5.000
92.593
162.714
Jusqu'à               7.500
57.650
106.761
Jusqu'à             10.000
24.854
45.133
Jusqu'à             12.500
12.421
18.462
Totaux
187.518
333.070
77.7
Jusqu'à             15.000
9.528
11.964
Jusqu'à             17.500
5.485
7.423
Jusqu'à             20.000
3.410
4.671
Jusqu'à             22.500
3.059
3.961
Totaux
21.482
28.019
30.4
Jusqu'à             25.000
1.222
1.831
Jusqu'à             50.000
8.959
11.830
Jusqu'à             75.000
2.666
3.562
Jusqu'à           100.000
1.320
1.692
Totaux
14.167
18.935
33.6
Jusqu'à            250.000
1.360
1.859
Jusqu'à          1.250.000
740
969
Au dessus de 1.250.000
52
79
Totaux
2.152
2.907
35.0
Augmentation de la population pendant le même laps de temps
20.0
Note: Un seul des nombres ci-dessus ne se rapporte pas à l'année 1869, mais à 1875-76. C'est celui de 92.593 représentant le nombre de contribuables ayant un revenu de 3.750 à 5.000 francs

 

Il résulte de l'examen de ce tableau une constatation qui ne s'accorde guère avec la prétendue loi. Tout au contraire.

Ni le nombre des « potentats » du capital, ni celui des petits capitalistes n'a diminué. Le nombre des derniers a augmenté beaucoup plus vite que celui des premiers. Tandis que chez les riches nous trouvons un accroissement de 30 %, chez la petite bourgeoisie l'accroissement est de 77 %. Cela veut dire que pendant que les endormeurs bernaient le peuple en lui chantant que le nombre de ces exploiteurs diminuait, en réalité ce nombre augmentait si bien qu'il a triplé de 1850 à nos jours. On s'est trompé, alors, sur l'effet de cette loi de la métaphysique allemande? cette loi « d'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit? » Comment s'est-il fait qu'une loi qui agit « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » se manifeste dans la vie réelle par des résultats tout contraires à ses prescriptions?

Mais tout simplement parce que jamais une loi pareille n'exista! L'erreur provient de l'influence néfaste exercée par la métaphysique hégélienne avec l'aide de la méthode dialectique patronisée par Marx et Engels. Et cette influence a pénétré aussi bien en morale et en art que dans le socialisme. Et dire que, pendant quarante ans, on a répété aux ouvriers du monde civilisé ce néo-fatalisme métaphysique aussi beau que celui des musulmans!... Non seulement les ambitieux ignorants composant le parti marxiste français ainsi que la nouvelle couche d'aristocratie européenne, connue sous le nom de « députés socialistes», mais encore des hommes de grande valeur et de grand courage, de large instruction et de haut talent, répètent la même erreur...

Si seulement on savait quel tort cette loi fataliste porta au socialisme moderne! C'est grâce à elle que dans le « Manifeste du parti communiste » Marx et Engels formulèrent que l'émancipation de la classe ouvrière doit se faire par une lutte de classes et que la lutte des classes est toujours une LUTTE POLITIQUE; c' est elle qui fait la base de la tactique social-démocratique; c'est à elle que nous sommes redevables du non-sens qui fait de la question sociale une simple question de réformes politiques; enfin, c’est elle qui a donné aux ignorants de la nouvelle aristocratie allemande l'audace de présenter au Congrès socialiste international de Zurich, en 1893, une résolution socialiste ainsi conçue:

« La lutte contre la domination et l'exploitation de la classe dirigeante doit être politique et avoir pour but la conquête du pouvoir politique. »

Cette formule est la négation même du socialisme. La puissance des classes dirigeantes s'appuie sur les richesses produites par le peuple et détenues par elles. Par conséquent, pour s'émanciper de leur domination, il faut que le peuple cesse de se laisser dépouiller par ces classes du produit de son travail. Il faut, comme disaient Owen et Thompson, que l'ouvrier retienne pour lui la plus-value. C’est non par une lutte politique qu'on la retiendra, mais par la lutte économique; non par le bulletin de vote, mais par les grèves; non par une comédie parlementaire, mais par une grève générale bien organisée et triomphante que le peuple pourra inaugurer une ère nouvelle, - l'ère de l'égalité économique et sociale, de solidarité, éclairée par la lumière de l'instruction intégrale réellement scientifique et non métaphysique.

 

Quelques opinions sur la concentration du capital

Nous avons vu qu'en dépit de la loi imaginaire de la métaphysique allemande le nombre des exploiteurs augmente. Le nombre des défenseurs de l'ordre actuel, au lieu de se réduire à un « nombre décroissant de potentats du capital », à triplé de 1850 a 1886, par rapport à la population. Telle est la constatation qui résulte de l'examen des chiffres officiels fournis par les « Livres bleus ». Mais si nous consultons les ouvrages de spécialistes célèbres, tels que MM. Mulhall et Giffen, qui prennent une période de temps un peu plus longue, nous obtenons des résultats tout aussi frappants. Dans leurs « ouvrages classiques », ces auteurs donnent des chiffres précisément à partir de l'époque à laquelle Engels et Marx ont commencé à prêcher le fatalisme économique, l'émancipation sociale par la toute-puissance de l’Etat et le légalisme politique dans la vie économique [2]. D'après Mulhall [3] et R. Giffen [4], l'accroissement du nombre des propriétaires, de 1833 a 1882, donne le tableau suivant:

 

En Nombre d'héritages Valeur générale Par chaque propriété
1883
25.368
1.372.175.000 fr.
54.000 fr.
1882
55.359
3.508.000.000 fr.
62.000 fr.
Accroissement
29.991
1.135.825.000 fr.
8.000 fr.

 

« Nous voyons, dit R. Giffen (p. 396), que le nombre des capitalistes augmente; ils forment pourtant « une minorité dans la nation. 55.000 propriétés héritées par an représentent de 1 million et demi à 2 millions d'individus qui possèdent une propriété soumise à l'impôt » (celles d'une valeur supérieure a 2.500 francs). Payaient en impôt sur le revenu:

 

En De 3.750 fr. à 12.500 De 25.000 fr. et au dessus
1843
84.946 hab.
7.923 hab.
1889
333.070 hab.
21.842 hab.
Accroissement
370 %
228 %

 

A partir de 1840, l'accroissement des classes possédantes, selon M. Mulhall (op. cit., p. 24), fut quatre fois plus rapide que celui de la population en général. On constate qu'en 1840 sont morts 97.675 individus possédant moins de 2.500 francs, tandis qu'en 1877 ce nombre tombait à 92.447; cependant la population augmentait dans un rapport supérieur a 26%. Le nombre des magasins et des boutiques (Mulhall, Dictionary, etc.) augmentait comme il suit:

 

Années Nombre de boutiques Rentes en francs
1875
295.000
357.500.000
1886
366.000
472.000.000
Accroissement en 11 ans
71.000
115.000.000

Il paraît donc que les grands magasins anglais analogues au Bon Marché et au Louvre n'ont pas décimé ces marchands parasites, ces petits capitalistes sur le sort desquels les orateurs marxistes pleurent si souvent, pauvres victimes dévorées, d'après leur prétendue loi, par les grands magasins [5]. Dans le nombre des établissements capitalistes par excellence, les banques, nous voyons le même accroissement. « Il y avait en Angleterre (1886) 140 banques en société avec un capital de 2 milliards 500 millions de francs et appartenant à 90.000 actionnaires. Nous ne comptons pas les 47 banques des colonies. » (Mulhall, op. cit., p. 66.) De n'importe quel côté que nous envisagions la question, toujours et partout le nombre des exploiteurs augmente. Il faut être plus que naïf pour répéter l'absurdité que, le nombre de possesseurs du capital étant réduit par la loi fataliste à une minorité intime, la bourgeoisie se soumettra gentiment à l'expropriation voté par un parlement. Si en 1848 ils ont ensanglanté Paris en combattant les revendications socialistes du peuple, nous pouvons être certains d'avance de leur conduite future, car depuis leur nombre a triplé, et leur férocité n'a point diminué. La semaine sanglante de 1871 est d'un augure assez peu favorable pour les optimistes et les parlementaires...

 

Le rôle de l'État dans l'économie sociale

Si la loi de la concentration capitaliste détourna beaucoup de socialistes de la lutte économique et poussa les masses exclusivement vers l'agitation électorale, ce fut un mal, mais un mal partiel. En Allemagne, par exemple, où le parti social-démocrate se vante d'un succès inouï, les conditions du travail sont très inférieures, non seulement à celles de l'Angleterre, où la masse lutte toujours sur le terrain économique, mais à celles de la France [6]. Et pourtant le mal reste partiel, car la majorité des travailleurs, instinctivement, s'en tient à la lutte économique par les grèves. Mais si nous assistons de nos jours à un développement néfaste de la toute-puissance de l'État qui centralise tout, paralyse les forces productives et la vie intellectuelle, enchaîne la population européenne et dévore les peuples par ses millions de fonctionnaires et ses armées permanentes, et si surtout la masse populaire se soumet au despotisme de n'importe quelle autorité, la responsabilité en incombe en grande partie à l'école social-métaphysico-autoritaire et démocratique allemande.

Avant que la doctrine social-démocratique ne prit un développement important, tous les esprits indépendants, tant dans la bourgeoisie que dans le peuple, tâchaient d'amoindrir l'influence de l’État dans la vie sociale, de réduire le nombre de ses fonctionnaires et d'alléger sa responsabilité financière. Sous l'influence de la révolution dans l'Amérique du Nord et de la fondation des Etats-Unis, les idées d'autonomie et de fédéralisme commencèrent à gagner les sympathies des masses. Les libéraux-politiciens aussi bien que les socialistes avant 1848 étaient tous partisans de la pleine autonomie des groupes productifs. Louis Blanc, lui-même, cet admirateur des Jacobins de la Convention et de leur devise : « République une et indivisible », reconnaît dans son projet d' « organisation du travail », au sujet des « ateliers nationaux », que « le crédit aux pauvres étant organisé, l'Etat n'aurait plus aucun droit de s'immiscer dans la vie autonome des associations». Mais la social-démocratie s'étant mise a prêcher qu'il faut laisser l'État tout absorber, tout centraliser, et qu’un beau jour, au lieu des Hohenzollern et de Bismarck, ce seront des Liebknecht, des Engels et des Bebel qui, appuyés sur l'armée du travail [7], nous organiseront un paradis terrestre, toute idée d'autonomie est tournée en ridicule, le fédéralisme fut poursuivi dans l'Internationale, et Liebknecht déclara avec un orgueil bien risible: « Je suis l'adversaire de toute république fédérative [8]. »

Nous connaissons déjà suffisamment leur théorie fondamentale en économie. Voyons un peu si leur amour pour l'État est mieux justifié que leur fatalisme économique. Dans l'analyse qui suit, je me bornerai exclusivement à la France, avec son État centralisé et tout-puissant.

Tout le monde sait que chaque événement de la vie sociale et organique est accompagné d'une dépense de force. Si les dépenses d'une entreprise en surpassent les profits, les hommes de bon sens l'abandonnent. Il en est de même dans la vie sociale : une institution nuisible finit toujours par être rejetée. Du temps de nos pères, quand la métaphysique allemande avec ses lois et ses hypothèses fantaisistes n'avait pas encore envahi le socialisme, tout le monde se révoltait contre les dépenses inutiles de l'État, contre la charge écrasante de l'impôt. Et que prenait-il alors? Le tableau suivant nous l'indique:

 

Dépenses de l'État en millions de francs
Accroissement de
Années 1750 1810 1850 1889 1750-1889
Allemagne
175
287
695
3.867
22 fois
France
355
1.000
1.275
3.045
9 fois
Russie
40
275
975
2.220
55 fois
Italie
37
113
300
1.700
48 fois

 

Ils étaient donc bien niais les gens de la grande Révolution, en se soulevant contre les charges d'Etat! Le socialisme «scientifique» enseigne aux peuples qu'il faut supporter avec joie des dépenses 22, 48 et 55 fois plus fortes qu'autrefois. Mais moi, anarchiste ignorant, j'approuve la révolte de nos grands-pères et je signale l’état de ruine complète du peuple en Russie, où les charges sont 55 fois plus lourdes qu'autrefois, la misère de l'Italie avec une augmentation de charges analogue, et l'Allemagne où fleurit la social-démocratie et où les ouvriers travaillent jusqu'à 15 et 18 heures par jour pour un salaire de 2 francs.

Mais, dira-t-on, si les dépenses d'État sont augmentées, c'est le peuple qui en profite. Vraiment? Essayons de voir cela de près.

Le budget de la France en 1892 demandait 3.780.077.692 francs. De cette somme énorme, on donnait à la bourgeoisie en intérêts sur la Dette publique 1.284.191.374 francs. A la même bourgeoisie pour administration des finances, perception d'impôts, gouvernement, etc.1.193.494.440 francs. A la même bourgeoisie pour fournitures de l'armée, au moins un tiers des dépenses militaires, soit 285.142.000. Allocation totale de la bourgeoisie 2.762.827.814 francs.

Si nous ajoutons les dépenses militaires qui sont destinées a la protection de la même bourgeoisie 570.282.000 francs, il reste une somme bien modeste de 446.967.878 pour l'instruction, les postes et les travaux publics, sur lesquels la bourgeoisie gratte bien une bonne part.

Au budget de l’État, il faut ajouter 500 millions de budgets municipaux dont un tiers est distribué aussi entre les gouvernants et les exploiteurs... Nous constatons que l’État, si adulé et si prôné par les métaphysiciens allemands, dépouille, chaque année, le peuple français, au profit de la bourgeoisie, de trois milliards et demi! C'est une jolie somme à distribuer. Elle représente un tiers de tout ce dont la bourgeoisie tout entière spolie le peuple par l'exploitation directe. Car, d'après les calculs de Leroy Beaulieu, le revenu annuel de toute la France est égal a 25 milliards de francs, lesquels sont partagés à peu près comme il suit:

A l’État reviennent 4.000.000.000 fr. A la bourgeoisie, en comptant 9 millions de producteurs gagnant pour les patrons, 2 fr. 50 par jour 8. 212.000.000. Consommation nationale, en comptant 0 fr. 50 par jour et par tête 7.300.000.000. Frais de la production, 5.488.000.000.

Trois milliards et demi donnés par l'État, plus de huit milliards arrachés sous la protection du même État, soit près de douze milliards que les exploiteurs de France peuvent partager entre eux chaque année. A présent, lecteurs, comprenez-vous pourquoi le nombre des capitalistes augmente sans que les millionnaires dévorent la petite bourgeoisie? Avec cette énorme somme, on peut créer en France par an 11.712 millionnaires, 23.424 fortunes de 500.000francs; ou plutôt, cette somme se répartit dans la bourgeoisie tout entière: elle nous gouverne, fait les lois à son profit, prospère et se multiplie.

D'ordinaire on déclame beaucoup contre l'exploitation accomplie par les plus petits entrepreneurs privés et en même temps on chante la gloire et les bienfaits de l’État, ce Moloch des temps modernes; on lui sacrifie l'individu, le bien-être, la liberté et l'honneur de tous. Mais ce fétiche impose ses propres conditions, ses besoins aux masses subjuguées. Et, quelle que soit la forme du gouvernement, il épuise les forces productives et la vie sociale d’une nation. Un des besoins les plus immoraux de l'État - soit sous la monarchie despotique, constitutionnelle, ou sous la République - est d'augmenter le nombre de ses fonctionnaires, c'est-à-dire d’augmenter le nombre de parasites vivant sur l'ouvrier. La statistique française est bien éloquente à ce sujet.

En 1855, quand les idées du « Manifeste Communiste » n'étaient pas répandues dans les masses, tout le monde traitait de bandits et de gaspilleurs les Napoléon, Morny, Persigny et autres héros du coup d'État de 1852. Quelles étaient les sommes dépensées pour les fonctionnaires à cette époque? Elles étaient énormes: 241 millions pour le traitement, et 30 millions pour les pensions. Depuis lors jusqu'à 1870 l’augmentation pour les besoins du parasitisme national fut toujours en accroissement, et les hommes et les partis de progrès ne cessaient de protester.

Mais voici que l'empire est tombé. Le peuple espérait que la République, cette Marianne si chère, le soulagerait de ces charges écrasantes, diminuerait le parasitisme national. En vain il se berçait de pareille espérances. L'État républicain se montra encore plus gaspilleur. Qu'on en juge par ce tableau:

 

Années Traitements Pensions
1855
241 millions
30 millions
1870
296 millions
30 millions
1880
440 millions
47 millions
1893
517 millions
81 millions

 

Et le nombre de fonctionnaires à monté jusqu’à 806.000 individus! Il ne faut pas croire que ce soit une maladie spéciale aux républicains français. En Russie, en Allemagne, en Italie, partout, l’accroissement du parasitisme est aussi rapide. Il en est de même aux Etats-Unis, où les pensions aux fonctionnaires sont la plus grande charge publique et vont toujours en progression. Si l'on examine les dépenses d'administration, de la dette nationale et des pensions, on aura pour l'année 1892:

 

Administration
100 millions de dollars
Intérêts dette publique
23 millions de dollars
Pensions
125 millions de dollars
Total
248 millions de dollars

 

Le budget tout entier est de 409 millions de dollars; autrement dit, plus de la moitié des dépenses est employée directement pour ceux qui ne produisent rien. Et on prône l’État, qu'on croit pouvoir conquérir! (Kinder Glauben!)

Mais avez-vous observé que l’État joue non seulement le rôle de protecteur de l'exploitation capitaliste, mais que lui-même et directement contribue pour un tiers à cette exploitation? Et l’on prêche au peuple qu'il faut laisser a l’État un monopole absolu dans la vie économique!...

Que diriez-vous, lecteurs, si je vous conseillais, pour la solution de la question sociale, de laisser aux capitalistes la pleine liberté de ruiner le peuple, de vous soumettre avec joie à cette misère et au déshonneur qu'ils lui imposent? Que penseriez-vous de ma sincérité, si je vous prêchais la soumission et l'esclavage sous prétexte qu'un beau jour toutes les richesses accumulées et gaspillées par vos oppresseurs pourront, grâce au miracle d'une loi fantaisiste, devenir la possession de vos arrière-petits-enfants?..

Tel est justement le cas de ces beaux messieurs qui vous chantent la bienfaisance de l’État, sans vouloir se rendre compte de son exploitation dans l'économie de la vie sociale.

 


 

Notes par l'auteur

[1] Dans le texte anglais publié par Engels après la mort de Marx, il y a la phrase “Un capitaliste tue beaucoup de capitalistes.”

[2] Les marxistes prétendent que c'est leur maître qui donna le premier l'explication matérialiste de l'histoire. Nous verrons plus loin comment les idées de Vico, de Locke, de Saint Simon, de Quételet, de Buckle, de Rodgers furent attribuées à Marx. Je veux seulement indiquer ici la contradiction de ceux qui affirment la prédominance de la lutte et du développement économique dans l'humanité, et qui veulent, en conséquence, astreindre les ouvriers à adopter avant tout, en vue de leur émancipation économique et sociale, la lutte... politique et légale.

[3] Dictionary of statistics. 50 years of national progress.

[4] Essays on finance.

[5] Il n'est pas douteux que le fait n'existe, mais il n'est qu'un des aspects d'un phénomène général de va-et-vient.

[6] Il serait intéressant de comparer les résultats du mouvement socialiste (ou plutôt ouvrier) dans les différents pays. Le camarade qui voudra faire un travail là-dessus trouvera des renseignements remarquables dans les Blue-Books (livres bleus) de 1893 et dans les rapports consulaires.

[7] Il parait que ces messieurs se proposent sérieusement pour le commandement de l'armée du travail. Bebel assistait au dernier congres des social-démocrates à Vienne, non comme un simple délégué, mais comme un général, une tête couronnée, venant faire un revue, selon ses propres expressions.

[8] ... dass Ich Gegener jeder Foederativ-Republick bin. Volksstaat, March 1872, p. 2 (Mémoire de la Fédération jurassienne p.284).

 


[Home] [Top]