Alain

Pour l'individualisme

(1911)

 



Note

Dans ces deux textes il y a des idées très originales à propos de l’individu et de la société. Alain bouleverse la pensée conventionnelle et assigne à l’individu les caractéristiques d’humanité et à la société celles de barbarie. Clairement, il fait référence aux « individus pensants » et pas aux « citoyens bêlants ».
Au même temps, Alain fait bien comprendre que la réflexion humaine n’est pas une activité achevée une fois pour toutes ; cela veut dire que la lutte contre la barbarie par « l'individu qui pense, contre la société qui dort » est une dynamique éternelle. Et cet aspect est bien évident dans plein d’événements qui se passent tous les jours dans le monde et dont l’état, qui s’est arrogé le rôle de représentant de la société, est le principal responsable. 

 


 

L’individualisme, qui est le fond du radicalisme, est attaqué de tous les côtés. Monarchistes et socialistes le méprisent, et les sociologues aussi, au nom d’une science impartiale. Cela vient principalement d'un renversement de perspective dont les sociologues devraient pourtant nous guérir. On a cru longtemps que l'homme primitif était isolé, et qu'il ne connaissait ni les lois ni les mœurs, mais qu'il suivait ses besoins propres, comme on voit que font beaucoup d'animaux. La civilisation ne serait autre chose, alors, que l'histoire des sociétés comme telles. À mesure que l'homme aurait appris, par nécessité, le respect des contrats et le prix de la fidélité, on aurait vu naître les vertus à proprement parler, la justice, le droit des faibles, la charité, la fraternité. Il ne s'agirait donc que de vivre surtout en citoyen, d'agir et de penser avec les autres, religieusement au sens plein du mot, pour échapper de plus en plus aux destinées animales, et faire le véritable métier d'homme.

On aurait dû réfléchir à ceci qu'il y a des sociétés d'abeilles et de fourmis où les pensées et les actions sont rigoureusement communes, où le salut public est adoré sans calcul et sans hypocrisie, et où nous n'apercevons pourtant ni progrès, ni justice, ni charité. Mais, bien mieux, les sociologues ont prouvé, par mille documents concordants, que les hommes primitifs, autant qu'on peut savoir, forment des sociétés avec des castes, des coutumes, des lois, des règlements, des rites, des formalités qui tiennent les individus dans un rigoureux esclavage; esclavage accepté, bien mieux, religieusement adoré; mais c'est encore trop peu dire; l'individu ne se pense pas lui-même; il ne se sépare nullement, ni en pensée ni en action, du groupe social, auquel il est lié comme mon bras est lié à mon corps. Le mot religion exprime même très mal cette pensée, rigoureusement commune, ou mieux cette vie rigoureusement commune, où le citoyen ne se distingue pas plus de la cité que l’enfant ne se distingue de sa mère pendant qu'elle le porte dans ses flancs. Un penseur a dit: « Comme la bruyère a toujours été lande, l'homme a toujours été société. »

On aurait pu le deviner; on le sait, c'est encore mieux. Cela fait comprendre la puissance de la religion et des instincts sociaux; mais aussi que la société la plus fortement nouée repousse de toutes ses forces tout ce qui ressemble à la science, à l'invention, à la conquête des forces, à tout ce qui a assuré la domination de l'homme sur la planète. Et il est très vrai que l'homme, en cet état de dépendance, n'avait point de vices à proprement par1er; mais on peut bien dire que la société les avait tous, car elle agissait comme une bête sans conscience; de là des guerres et des sacrifices humains, une fourmilière humaine, une ruche humaine en somme. Et donc le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l'individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l'esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c'est toujours dans l'individu que l'Humanité se retrouve, toujours dans la Société que la barbarie se retrouve.

(17 avril 1911)

 



Ce qui distingue les socialistes de ce temps, c'est qu'ils sont historiens. « Après une société, une autre société; après une machine, une autre machine; après une justice, une autre justice. » Aussi se moquent-ils des radicaux, qui croient à une justice de tous les temps, qu'il faut planter et arroser où l'on se trouve. Or ces historiens supérieurs m'écrasent aisément par leur science; mais ils ne me feront point compter sur un progrès qui ferait un pas après l'autre, par la force propre d'une société dans son milieu. Je vois un progrès qui se fait et se défait d'instant en instant, qui se fait par l'individu pensant, qui se défait par le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre. En chacun de nous, d'abord. C'est une erreur de croire que l'on sait quelque chose; on apprend, oui; et, tant que l'on apprend, on voit clair; mais dès que l'on se repose, dès que l'on s'endort, on est théologien; et comme les songes reviennent avec le sommeil, ainsi, avec ce sommeil d'esprit, reviennent l'injustice, la guerre, la tyrannie; non pas demain, mais tout de suite; cela tombe comme une nuit en nous et autour de nous. S'imiter soi-même ou imiter les autres, c'est tout un; l'on retombe au sauvage aussi aisément que l'on se couche.

C'est une erreur de croire qu'un brillant jeune homme, qui a aimé les idées, est pour cela tiré de barbarie. S'il est seulement sous-préfet, il a des maîtres et des flatteurs; esclave et tyran désormais, s'il ne lutte contre lui-même; un ministre, encore mieux; mieux, entendez pire.

Il n'est pas vrai qu'après des peintres médiocres, il en naît de meilleurs. Le grand peintre achève un progrès en lui, par son génie; il n'est pas vrai qu'après lui on dessinera bien ; il n'est pas vrai qu'après Corot et Daubigny on peindra mieux; il n'est pas vrai qu'après Beethoven on fera mieux que lui, ni qu'il ait fait mieux que Mozart.

Je ne vois que la science qui fasse un pas après l'autre; ou, plus exactement, c'est l'industrie qui fait une machine après l'autre; mais, la vraie science est comme un art; il faut que l'individu la fasse en lui, par ses forces propres, et la sauve en lui, et il ne peut la laisser à d'autres en héritage. Que dis-je à d'autres? Il ne peut en jouir lui-même comme d'un héritage; sa pensée est comme les pousses du dernier printemps; le tronc n'est qu'un support.

Nous pouvons faire la justice, mais nous ne pouvons pas la garder comme un dieu de bois; avant que les vers s'y soient mis, elle est morte. Il ne faut compter que les pousses de l'année. L'affaire Dreyfus fut belle tant qu'on la fit, tant qu'on la tint à bout de bras; dès qu'elle fut assise, elle était déjà couchée et cadavre. Le chef est tyran tout de suite; le juge dort tout de suite; le ministre est réactionnaire tout de suite. D'un consentement, aussitôt nous reculons. Le terrain est repris par les forces. Dès que la société tourne sans pensée, elle fabrique tout le mal possible. Les machines n'y font rien; nous serons injustes avec l'aéroplane, comme avec le bélier et la catapulte. Si les socialistes organisaient la cité, elle serait injuste aussitôt; tout pourrirait sans le sel radical, sans l'individu qui refuse de bêler selon le ton et la mesure. L'individu qui pense, contre la société qui dort, voilà l'histoire éternelle, et le printemps a toujours le même hiver à vaincre.

(24 avril 1911)

 


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