Emmanuel Mounier

Anarchisme et personne

(1937)

 



Note

Une analyse intéressante qui, à travers la critique des formulations de certains anarchistes, et la distinction entre individualisme et individualité, nous amène à la personne humaine et à ses relations, libres et volontaires, avec tous les autres êtres humains.

Source: Emmanuel Mounier, Communisme, anarchie et personnalisme, Seuil, Paris, 1966.

 


 

Pas de coupure absolue de la nature à l'animal, de l'animal à l'homme (Bakunin, Considérations). « Nous nions d'une manière absolue le libre arbitre» (Bakunin, Féderalisme). La pensée est ambiguë : elle mène à la science, mais aussi à des abstractions absurdes, sans que l'on voie qu'il y ait une différence de nature entre ces deux activités. L'intelligence et la volonté sont deux puissances toutes formelles, sans contenu, la vie une puissance créatrice, mais vague. Où trouverons-nous l'homme?

Dans cette négation de l'animalité qui développe progressivement en lui l'humanité? Mais où voyons-nous un principe radical de négation, de liberté? L'homme ne saurait s'arracher au courant de la causalité universelle. « La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci, qu'il obéit aux lois naturelles parce qu'il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu'elles lui ont été imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle quelconque. »
« En dehors d'elles nous ne sommes rien, nous ne sommes pas. D'où nous viendrait le pouvoir et volonté de nous révolter contre elles? » Tout ce que pouvons, c'est de nous les approprier en les pensant, et faisant par là que, tout en continuant à leur « obéir », nous mouvons plus que dans nos propres pensées : « C’est vis-à-vis de la nature, pour l 'homme, la seule dignité et toute liberté possible. »

Ainsi, Bakounine dans une critique aiguë, a dépisté l’asservissement de l'esprit, chez l'homme, par un Esprit impersonnel, abstrait de la volonté humaine. Et tout aussitôt, il félicite l'anarchisme d'être animé par un principe qu'il compare au Christ invisible de l'Église protestante, mais en le vantant de ce que ce dernier étant personnel, son dieu à lui, soit impersonnel! Nous nous heurtons encore, et ici avec évidence, au sophisme central de l'anarchisme : que la subordination à une personne est humiliante, que la subordination à une loi ou à un univers de choses ne l'est pas (“En ne reconnaissant l’autorité absolue que de la science absolue, nous n’engageons donc aucunement nôtre liberté.” - Bakunin, Empire…) comme si la personne n'était pas seule à pouvoir traiter la personne comme personne! Ce n'est pas qu'ici encore Bakounine ne se débatte avec le sentiment confus que cette nature lui reste un maître plus extérieur peut-être que les maîtres humains.
« Maîtriser la nature » est une idée-force de la tradition socialiste. Bakounine, qui est un lutteur, doit la penser avec un accent particulièrement violent. Mais quel sens lui donner? Il remarque qu'on peut désigner, par « nature », l'ensemble des phénomènes de l'univers, ou, en un sens plus restreint, l'ensemble des phénomènes qui entourent l'homme, qui lui sont extérieurs. Contre cette nature extérieure, il doit lutter, certes (et c'est de ce point de vue que le monde apparaît comme une lutte pour la vie); de même que l'individu doit lutter contre la société dans la mesure où elle se constitue en force extérieure à lui (et c'est ce de point de vue que la liberté apparaît comme instinct de révolte) : mais en fin de compte humanité et individu ne dominent la nature qu'en lui obéissant. Rien ne nous laisse pressentir que, dans la pensée de Bakounine, de cette obéissance à cette domination il y ait introduction d'une vraie création; la marge de l'une à l'autre n'est que la marge de la vie à la science, c'est-à-dire de la nécessité compliquée et inconsciente qui nous détermine, à la nécessité simplifiée et consciente que nous régentons (Bakunin, Considérations.…).

Un seul sens donc à la liberté humaine, et il est négatif; que l'homme se désencombre des fantômes qu'il a créés: Dieu, l'Esprit (ceci est le côté partiellement marxiste), qu'il s'affranchisse non de la société, mais des volontés des autres hommes (ici nous sommes en pleine terre anarchiste).
Tout se ramènerait-il à une forme banale d'individualisme?

Ici l'opinion courante fait un contresens permanent sur l'anarchisme.

A la seule exception de Stirner, dont nous avons dit qu'il institue un courant radicalement aberrant de l'anarchie, toute la tradition anarchiste se prononce contre l'individualisme. L'individualisme est le principe bourgeois et aristocratique. D'où vient qu'on l'assimile communément à l'anarchisme? C'est qu' « on a toujours confondu l'individuation - c'est-à-dire le dévéloppement complet de l'individualité - avec l'individualisme » (Kropotkin, La Science Moderne). Quelques écrivains, quelques jeunes bourgeois révoltés ont peut-être, aux débuts de l'anarchisme et ici ou là, en marge de lui, soutenu cette revendication individuelle « inintelligente et bornée » (Kropotkin, Mutual Aid), mais dès qu'il s'est implanté dans le monde ouvrier, l'anarchisme s'est débarrassé de cette maladie infantile (Kropotkin, La Science Moderne). L'homme est à la fois « le plus individuel et le plus social des animaux» (Bakunin, Féderalisme). Qu'on se tourne vers la nature: l'instinct de conservation de l'espèce, ou de reproduction, est aussi puissant que l'instinct individuel. Qu'on se tourne­ vers la société: contrairement à ce qu'a dit Rousseau. l'homme ne la crée pas volontairement, il y naît. Mais qu'on recherche surtout la genèse de l'individualisme, et l’on verra qu'il s'insère exactement au coeur du courant de pensée que combat l'anarchisme.

Il est d'usage de définir l'individualisme : l'homme qui se fait Dieu. Bakounine prend la formule à la lettre. Proudhon disait déjà de l'individualisme qu'il est l'introduction de l'Absolu dans les rapports sociaux, l'homme s'élevant audessus de la société après y avoir élevé Dieu. (Proudhon, Justice). Transposez sur l'individu l'opération par laquelle l'homme a inventé l'absolutisme divin, et vous avez l'individu de l'idéalisme, Dieu-miniature, État-miniature, abstraction sans réalité, aussi isolé, aussi menaçant pour les libertés que Dieu ou l'État réels. Bakounine se faisait de bien curieuses idées du personnalisme chrétien. A la bonne école, il faut le dire, des adversaires faciles qu'il se donnait, il oppose en permanence des abstractions: Une loi morale intérieure ne peut pas concerner le rapport de l'homme avec les autres hommes, une âme immortelle, douée d'une liberté et d'une infinité inhérentes à cette âme, fait de l'être qu'elle anime un être éminemment antisocial. Par là même il appelle l'oppression. Ses rapports avec les autres hommes ne sont plus que des rap­ports matériels non soutenus par des besoins moraux, ne peuvent fonder qu'un seul système: l'exploitation. Ce qui est hors de la liberté ne peut s'organiser que contre la liberté. L'individualisme appelle l'absolutisme de l’État. (Bakunin, Dieu et l’état). Nous en sommes évidemment d'accord.

Et il faudrait poursuivre, ou, si l'on veut, retourner cette symbolique: l'État totalitaire n'est qu'un individu agrandi, le fascisme n'est qu'un individualisme à forte échelle. On ne sort pas du système. On n'en sort qu'avec la personne, laquelle ne 'affirme qu'en s'unissant. C'est alors seulement qu'il n'est plus possible de confondre la personnalisation avec l'individualisme, tandis qu'il l'est parfaitement de le confondre avec l'individualisation.

Comment l'anarchisme opérerait-il ce changement de plan, malgré sa volonté de se séparer d'un si fâcheux voisinage? C'est bien faiblement qu'il essaie de creuser le fossé entre son individu à lui et celui de l'individualisme. En s’opposant au système libertaire de l'intérêt et de l'égoisme bien entendu, Proudhon ne nie pas une métaphysique, il déplore une difficulté: le principe, irréprochable, dit-il, dans l'hypothèse d'une science économique constituée, est inapplicable dans un État où l'harmonie économique ne sera jamais réalisée (Proudon, Justice). Dans ces conditions empiriques, seul le droit donne une sûre mesure aux actes des hommes et consacre par la Justice ce qui sans lui ne serait qu'un code d'hygiène. L'anarchisme n'en refuse pas moins - et nous l'en louons - de poser aucun problème à partir du postulat de l'individu isolé. « La liberté des individus n'est point un fait individuel, c'est un fait, un produit collectif. » (Bakunin, Conférence aux ouvriers). Affirmation qui prend ailleurs cette si belle sonorité humaine. « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres ... Je ne deviens libre que par la liberté des autres.» Mais là où la sensibilité le pousse, sa métaphysique est impuissante à le porter. Nous restons toujours à la recherche d'un axe résistant de la personne.

Trois notions me semblent exprimer ce que l'anarchisme a senti de plus profond sur l'homme: celles de dignité, révolte, d'émancipation.
La dignité humaine est surtout une formule de Proudhon. Elle consiste « en ce que le sujet, s'honorant lui-même avant tout autre, affirme, parmi ses pairs, son accord lui-même et sa suprématie sur tout le reste ». (Proudhon, Justice) Elle vient bien au-dessus de la Charité (que Proudhon prend pour « sentiment» subjectif), car nous ne sommes pas libres d’aimer, nous le sommes toujours de respecter. Notion fort kantienne, on le voit. Elle s'identifie finalement avec le droit et justice unilatéralement regardés. Mais quel est son contenu? Que vaut l’homme?

On a reproché aux anarchistes un optimisme intempérant. - Peut-être avons-nous parfois en effet exagéré, répond Kropotkine, mais par simple réaction contre le pessimisme chrétien et gouvernemental. Et le défaut n'est pas si général, puisque Grave doit mettre en garde certains anarchistes (il pense aux nihilistes russes) qui, « sous prétexte de réagir contre les bonshommes en baudruche de l'école spiritualiste» et par peur de retomber « dans la fausse charité chrétienne », n'ont voulu voir dans l'homme que la brute inconsciente et. Le mal toujours renaissant du pouvoir n'implique t-il pas une sorte de pente fatale en l'homme? De fait, dans l'ensemble, les anarchistes soutiennent assez communément avec Grave, que l’homme n'est « ni bon - ni mauvais, mais ce que le font le milieu et les circonstances ». S'il était si mauvais que cela, il n'eût pas été si longtemps passif devant un monde tout entier organisé de façon à le rendre féroce (Grave, La société future).

Le meilleur des hommes, écrivait déjà Kropotkine, est rendu essentiellement mauvais s'il exerce ou s'il subit l'autorité. « On dit que quand nous demandons l'abolition de l'État et de tous ses organes, nous rêvons une société composée d 'hommes meilleurs qu'ils ne le sont en réalité. - Non, mille fois non! Tout ce que nous demandons, c'est qu’on ne rende pas les hommes pires qu'ils ne sont, par de pareilles institutions » (Eltzbacher, L'anarchie, sa philosophie). Soit, si par une transcription à laquelle nous voici habitués, nous entendons par autorité quelque forme de puissance. Mais, l'autorité supposée dégagée, que reste-t-il? “Ce que font de l'homme le milieu et les circonstances. » Grave en conclut non sans courage : « La logique voudrait que l'on conclût à son irresponsabilité. »

Proudhon plus dégagé des lieux communs positivistes, maintenait au moins la Justice et l'autonomie. C'est beaucoup. Est-ce suffisant? Kant, du moins, établissait l'autonomie sur un affranchissement rigoureux du sujet moral à l'égard du plaisir et de l'utilité. L'émancipation de l'anarchiste l'émancipe de tout, sauf de lui-même. De Godwin à Kropotkine et à Grave, en mettant Proudhon peut-être légèrement en marge, son critère suprême d'action est le bien-être: « La dignité a pour maxime ou règle de conduite la félicité ... De là l'idée de bien et de mal moral, synonyme de celle de bonheur ou de peine. » (Proudhon, Justice) « La plus grande somme de bonheur, et par conséquent la plus grande somme de vitalité », demande Kropotkine. Fallait-il tant d'âpre grandeur pour retomber dans un hédonisme plus ou moins remuant?

La révolte, que Kropotkine met au coeur de sa pensée, - il en fait, immédiatement après la conscience, la seconde étape de la liberté, et son étape adulte, - nous mène sans doute infiniment plus profond. Elle est le redressement de l'homme contre l'Absolu, contre l'obéissance aux pouvoirs: une sorte d'acte total, inexpliqué, d'affirmation et d'initiative première, et un salut, au sens quasi religieux du mot. Mais du moment qu'elle se résorbe, en fin de compte, dans l'immanence générale de la nature physique, comment serait-elle plus, en fin de compte aussi, qu'un beau geste vain?

Par toutes ces voies héroiques, l'anarchisme tente de sortir de la forteresse où l'enferme sa métaphysique première, vers cette plénitude de l'homme total dont il gardait, dans le morne abandon d'une fin de siècle décadente, une farouche nostalgie. Autant d'impasser. Il n’est qu’à saluer la grandeur solitaire de l'effort.

 


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