Yves Plasseraud

Choisir sa propre nationalité
ou
L'histoire oubliée de l'autonomie culturelle

(Le Monde Diplomatique, Mai 2000)

 



Note

L’idée de l’autonomie personnelle fut développée surtout pendant la période précédant la première Guerre Mondiale dans des régions de l’Europe centrale dont certaines faisaient partie de l'empire Austro-Hongrois. Ces idées fort originales qui introduisaient des doses plus ou moins importantes d’autonomie culturelle et d’extraterritorialité furent complètement écrasées et oblitérées avec l’éclat de la guerre mondiale et l’imposition/acceptation partout du monopole de la souveraineté territoriale de l’état central, un et indivisible.

Cet essai de Yves Plasseraud représente une contribution très intéressante pour découvrir certaines conceptions et très utile pour recevoir des indications afin de continuer la recherche sur un thème extraordinairement important pour la résolution de conflits partout dans le monde.

 


 

Balkans, Irlande du Nord, Pays basque, Caucase, Afrique, Indonésie, etc.: les conflits qui caractérisent la période actuelle portent, de plus en plus fréquemment, sur la question des minorités et de leurs droits. Faute de réponse satisfaisante, ils débouchent souvent sur une exigence de sécession. N’y a-t-il pas d’autre solution que cette prolifération étatique, porteuse d’instabilité et donc d’affrontements en chaîne? L’autonomie personnelle constitue sans doute un modèle riche de potentialités pour l’avenir. L’histoire de l’Europe en offre de nombreux exemples, qui méritent réflexion.

 

Introduction

Les imbrications de peuples différents ont toujours existé, mais elles sont devenues particulièrement nombreuses en cette fin de XXe siècle du fait des millions de réfugiés, de personnes déplacées et de travailleurs migrants dispersés de par le monde. On ne compte plus les imbroglios ethniques et culturels. Dans ces conditions, même avec une vraie volonté politique, il devient de plus en plus irréaliste de prétendre assurer ne serait-ce qu’un minimum de droits culturels à tous. Comment en particulier donner un accès à un enseignement dans leur langue à des individus éparpillés au milieu de populations différentes?

On a vu, il y a quelques années, les difficultés d’une telle entreprise en Bosnie où tous les projets - même ceux dits de « cantonisation » - se sont heurtés à l’impossibilité de coller à la dispersion des intéressés. Depuis longtemps, des idées circulent à ce sujet, et il n’est pas sans intérêt d’examiner certaines d’entre elles ici. Car le concept d’un statut personnel pour chaque individu, indépendamment de ses éventuels déplacements, est fort ancien.

Après les grandes invasions du Ve siècle, dans l’Europe médiane (1), les droits coutumiers germaniques des nouveaux arrivants cohabitèrent pendant plusieurs siècles avec le droit romain, jusqu’à ce que, avec la sédentarisation des divers groupes, le droit privé finisse par s’unifier. L’idée de la personnalité des lois se perpétuera longtemps sous forme d’un régime d’auto-administration de certaines populations au particularisme marqué. Les Saxons de Transylvanie (dans l’actuelle Roumanie) obtinrent ainsi en 1486, du roi de Hongrie Mathias Ier Corvin, un régime d’autonomie pour leur « nation », la Constitution transylvaine étant alors fondée sur l’union des trois nations: unio trium nationorum (2).

En Europe, à la fin du Moyen Age, les souverains, en vertu de leur intérêt du moment, accordaient parfois aux Juifs des garanties, révocables sans préavis. Le statut des Juifs polonais aux premiers temps de l’immigration ashkénaze illustre bien une telle politique. En arrivant dans le royaume de la Vistule (la Pologne de l’époque), les Juifs se voyaient octroyer un certain nombre d’avantages réputés correspondre à ceux dont ils bénéficiaient dans leur pays d’origine. Les termes du statut octroyé sur ses terres en 1264 par le duc Boleslav de Kalisz, sur le modèle de l’édit de Magdebourg (3), sont emblématiques à cet égard. Ils serviront d’ailleurs de modèle à plusieurs statuts postérieurs.

En raison de sa religion et de son « origine ethnique », la communauté juive y était reconnue comme un corps social particulier organisé en communes (en hébreu kehilot) bénéficiant de l’autonomie interne. Toute atteinte à une personne ou à un bien juif, considérés comme propriété du prince (servi camerae), était considérée comme une atteinte au patrimoine du souverain.

En 1334, le roi Casimir III (Casimir le Grand) étendit ce régime à l’ensemble du royaume. En 1388, Vytautas de Lituanie (4) suivit le même exemple. Cette technique d’attraction des immigrants n’était pas dénuée d’arrière-pensées, l’exploitation des « protégés » étant monnaie courante. Raffinement suprême, la « méthode de l’éponge » consistait à attirer officiellement les Juifs persécutés ailleurs par des avantages et des garanties largement diffusés. Lorsque la communauté en cause avait bien prospéré et devenait solvable, on l’expulsait, la spoliant ainsi de ses biens et intérêts. Après, on proposait aux Juifs de revenir en rachetant les biens et avantages dont ils avaient été dépouillés...

Autre réponse à la question des minorités religieuses: le système ottoman des millets (communauté des ressortissants d’une religion autre que l’Islam). Dans un univers musulman où religion et société civile ne font qu’un, les autorités de Constantinople, soumises à une constante pression de la part des puissances occidentales, devaient trouver un régime acceptable pour les sujets ottomans non musulmans mais appartenant au « peuple du Livre ». Le musulman possédant, selon le droit coranique, un statut personnel qu’aucun déplacement ne saurait altérer, il était naturel qu’un statut analogue fût reconnu aux protégés de l’Islam, les dhimmis. Ce statut, selon le régime dit des « capitulations », fit des Chrétiens, surtout à dater du XVIIIe siècle, les bénéficiaires de régimes juridiques particuliers fonctionnant sous l’égide des Etats occidentaux.

Revenons en Europe centrale et, dans le contexte des révolutions de 1848, à la réflexion de celui que l’on a appelé le « Tocqueville hongrois », Jozef Eötvös (1813-1871). Ministre du gouvernement démocratique hongrois de 1848 et futur artisan du compromis austro-hongrois de 1867, ce baron éclairé est un précurseur de la pensée occidentale concernant les applications concrètes du principe des nationalités. Il est l’un des premiers, sinon le premier, à avoir pensé au système de l’autonomie personnelle.

Dans son ouvrage La Question des nationalités (1856), inaugurant le parallèle entre religion et nationalité, il envisage l’appartenance à une nationalité (identifiée par une langue) comme un droit purement individuel à caractère subjectif. Dans le contexte de l’époque, cette laïcisation de l’Etat ne conduira toutefois pas l’auteur hongrois à proposer un système constitutionnel fondé sur cette reconnaissance, et c’est plus tard, à Vienne, que ces idées déboucheront de manière concrète sur le plan politique.

 

« Les prolétaires n’ont pas de patrie »

Chez Karl Marx et plus encore chez Friedrich Engels (5), la question nationale passe loin derrière celle de la classe. La nation, formation réputée temporaire correspondant à une phase donnée du développement du capitalisme, ne pouvait qu’être subordonnée aux intérêts historiques du prolétariat mondial: les prolétaires, on le sait, n’ont pas de patrie!

En dépit de cette conviction, les fondateurs du marxisme ne manquèrent pas d’être influencés par la question nationale, mais en la prenant en compte dans une optique très instrumentale, la lutte d’émancipation des nationalités étant au mieux considérée comme une contribution à l’éveil de la conscience des masses. Ils distinguaient les grands « Etats-nations » réputés « viables » des petites « nations non-historiques » (Geschichtslose Nationen), vouées à la disparition, comme les Tchèques, les Bretons ou les Baltes, et ne voyaient qu’avantage à l’existence de grands ensembles étatiques centre-européens (au premier rang desquels l’Allemagne) dans la mesure où la construction d’un marché capitaliste unifié constituait à leurs yeux un préalable à la naissance de conditions révolutionnaires.

Comme l’objectif tactique était la destruction des « foyers de réaction », et notamment des empires russe et britannique, Karl Marx et Friedrich Engels furent cependant parfois conduits à soutenir des « petits » nationalismes de Russie (Polonais, Baltes), et, vers la fin du XIXe siècle, Engels reconnaît que l’autonomie, voire l’indépendance, des unités nationales est souvent le préalable à une action révolutionnaire efficace. Cette conception deviendra d’ailleurs, au prix d’un certain flou doctrinal, celle de la IIe Internationale, fondée à Paris en 1889.

En raison de la structure multiethnique de l’Empire et d’un certain climat de liberté intellectuelle danubien, les socialistes austro-hongrois sont ceux qui ont le plus tôt approfondi l’étude des rapports entre les questions sociale et nationale. Régis par une Loi fondamentale (élaborée sur la base d’un projet de 1849) dont l’article 19 disait déjà: « Tous les peuples de l’Etat sont égaux en droit, et chaque peuple dispose du droit inaliénable de cultiver sa nationalité et sa langue » (6), les austro-marxistes ont très tôt adopté en la matière une approche originale.

Le premier social-démocrate à avoir esquissé un corpus théorique de la question nationale est, en 1887, l’Autrichien Karl Kautsky (1854-1938), qui, à la différence des « pères fondateurs », formula sa thèse sur la base d’une observation surtout britannique. Il adopta une position pragmatique, à mi-chemin entre les internationalistes intransigeants et les partisans de l’indépendance nationale. Mais les personnalités les plus marquantes dans ce domaine demeurent Karl Renner et Otto Bauer.

Le juriste morave Karl Renner (1870-1950) fait une place éminente aux nations, dont il déplore que, contrairement aux Eglises, elles ne jouissent, au sein de la double monarchie, d’aucune existence juridique propre et doivent s’organiser en partis politiques. Tournant le dos à la doctrine « atomiste centraliste » (7) dominante, il propose de diviser l’empire d’Autriche en un certain nombre de provinces correspondant le mieux possible aux limites ethniques et au sein desquelles l’élément national dominant aurait le pas sur les autres groupes en matière linguistique.

« La répartition intérieure des nationalités - souligne Karl Renner - devrait naturellement se faire d’après la densité de peuplement: les conationaux d’un diocèse local ou d’une circonscription formeraient une commune nationale, c’est-à-dire une corporation de droit public et privé, avec droit de décret et d’impôt, et disposant de fonds spécifiques. Un certain nombre de communes liées par le territoire et la culture formeraient un district national avec les mêmes droits corporatifs. La totalité des districts formeraient une nation. Elle serait elle aussi sujet de droit public et privé » (8). Dans le cadre de ce Nationalitätenbundes staat (9), les minoritaires, constitués en « associations nationales » d’individus, jouiraient, eux, d’« une autonomie culturelle personnelle extraterritoriale » (10).

Ignorant le déterminisme linguistique de Renner, le sociologue Otto Bauer (1880-1938) étend le champ d’application potentielle du système aux « nations sans histoire » et même aux prolétariats déracinés. Il s’attache particulièrement à la culture des « minorités prolétariennes » engendrées par les migrations intérieures des masses ouvrières, s’opposant à toute assimilation forcée. Cependant, à l’instar de Renner, Bauer se démarque vigoureusement des « séparatismes », notamment tchèque et juif, ceux-ci véhiculant à ses yeux une idéologie anti-assimilationniste contraire à l’unité de la classe ouvrière.

Mais, au sein de l’Internationale socialiste, Lénine est résolument hostile à ce qu’il nomme les « esprits de clocher » - quoique l’une de ses préoccupations fût de réconcilier le prolétariat russe et celui des peuples de l’empire en lutte pour leur libération (11). En 1898, au congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), il s’oppose à ceux qui allaient devenir les mencheviks (12), partisans de l’autonomie culturelle des minorités, en reconnaissant le droit à l’autodétermination de celles-ci. Au congrès social-démocrate de Russie (1903), qui marque la rupture entre bolcheviks et mencheviks (13), enterrant les espoirs des extraterritorialistes, Lénine fera d’ailleurs adopter le principe du droit à l’autodétermination territoriale (point 9) comme un principe de base du parti (14).


La question Juive

Apparue dans un monde urbain, la conscience politique ouvrière juive s’est développée, jusqu’à la dernière décennie du XIXe siècle, en réaction, d’une part, au racisme ambiant et, d’autre part, au sionisme dont l’audience allait croissant. Le but était alors d’obtenir des droits sociaux « normaux » pour les travailleurs Juifs. Vite, pourtant, certains dénoncèrent le caractère utopique du rêve assimilationniste. Dès 1894, Martov (Youri O. Tsederbaum) en démontre ainsi le premier les écueils. Pour les Juifs, conclut-il, lutte sociale et combat de libération nationale doivent aller de pair, dans la mesure où la nature des rapports de production du monde juif de l’Est ne pourra jamais engendrer une structure sociale complète dotée d’une véritable classe ouvrière (15).

Comment créer une situation révolutionnaire? Deux thèses s’affrontent. Pour les « territorialistes », la condition, c’est l’existence d’un territoire national, et donc l’autodétermination et la création d’un Etat juif. Pour les bundistes et autres « extraterritorialistes », l’enchevêtrement dans la région des « nations sans histoire » et le fait que les Juifs dans leur ensemble n’envisagent pas de s’expatrier rend cette dernière hypothèse irréaliste. Comme, pour les Juifs, la nationalité se confond avec la langue et la culture, c’est dans cette direction qu’ils s’orientent à partir de 1905 (troisième congrès du POSDR): la culture sera la patrie a-territoriale des Juifs, et le yiddish, idiome des masses, le levier de leur lutte nationale.

La doctrine austro-marxiste d’autonomie culturelle extraterritoriale semblait de nature à fournir une solution juridique. Malheureusement, selon Renner lui-même, son système ne convient ni aux diasporas ni aux minorités éparpillées. Il faudra donc modifier la doctrine de Renner pour l’adapter au peuple du Yiddishland. Les leaders du Bund et du parti Serp s’attellent à cette réflexion (16), réclamant la fondation d’un parti multinational et la fédéralisation du POSDR sur une base nationale - d’autres organisations, notamment l’Organisation ouvrière social-démocrate arménienne, militaient dans le même sens. Aux yeux des dirigeants du Bund, la Russie doit, à l’instar de l’Empire austro-hongrois, devenir une fédération de peuples autonomes, l’autonomie ne concernant toutefois que les provinces multiethniques.

Le nationalisme des bundistes et autres militants Juifs, « territorialistes » ou non (Poale-Tsion, Serp), les fera toujours considérer avec suspicion par les responsables de l’Internationale. Leurs idées sont, en revanche, plutôt bien reçues par la base dans la mesure où leur revendication se fonde en fait - et c’est peut-être là l’apport fondamental des socialistes Juifs de Russie à la doctrine austro-marxiste - sur une culture religieuse et sociale forgée par des siècles d’autonomie au sein des kehilot. Ce sont précisément ces éléments, auxquels n’avaient pas songé les austro-marxistes, qui devraient permettre d’appliquer aux communautés juives les principes de l’autonomie personnelle.

C’est en 1916 que, intégrant aux travaux des austro-marxistes les apports « russes » de Simon Doubnov, Vladimir Medem formulera la doctrine du Bund de manière synthétique: « Prenons le cas d’un pays composé de plusieurs nationalités, par exemple: Polonais, Lituaniens et Juifs. Chacune de ces nationalités devrait créer un mouvement séparé. Tous les citoyens appartenant à une nationalité donnée devraient rejoindre une organisation spéciale qui organiserait des assemblées culturelles dans chaque région et une assemblée culturelle générale pour l’ensemble du pays. Les assemblées spéciales devraient être dotées de pouvoirs financiers particuliers, chaque nationalité ayant le droit de lever des taxes sur ses membres ou bien l’Etat distribuerait, de son fonds général, une part proportionnelle de son budget à chacune de ses nationalités. Chaque citoyen du pays appartiendrait à l’un de ces groupes nationaux, mais la question de savoir à quel mouvement national il serait affilié dépendrait de son choix personnel, et nul ne pourrait avoir quelque contrôle que ce soit sur sa décision. Ces mouvements autonomes évolueraient dans le cadre des lois générales établies par le Parlement du pays; mais, dans leurs propres sphères, ils seraient autonomes, et aucun d’eux n’aurait le droit de se mêler des affaires des autres » (17).

Tournant ainsi le dos à la traditionnelle confusion entre Etat et nation, Medem propose ainsi pour les régions de peuplement mixte un fédéralisme national fondé sur l’autonomie des institutions sociales. Il voit la Russie découpée en « associations nationales » rassemblant les individus sur la base d’un libre choix personnel. Il imagine, une fois les groupes nationaux dispersés auto-organisés autour d’un « cadastre national », la constitution de « corporations de droit public », personnes juridiques dotées d’institutions et de compétences.

L’appartenance nationale ainsi érigée en « droit public subjectif », la nation elle-même deviendrait « une personne morale de droit public ». Cet Etat multinational - que le professeur de droit français Stéphane Pierré-Caps a appelé la multination (18) - conserverait à sa charge, en vertu des principes usuels du fédéralisme, la défense, les relations extérieures, l’économie et les finances. La gestion des affaires nationales (en pratique essentiellement culturelles) serait du ressort des « corporations nationales ».

En ce qui concerne les zones de peuplement homogène, les théoriciens du fédéralisme personnel en reviennent à la conception classique de correspondance entre administration étatique et administration nationale (principe de l’autodétermination territoriale), le conseil de district se retrouvant seul. Ce mélange de fédéralisme personnel et de fédéralisme territorial constitue l’originalité des principes qui nous occupent ici.

A partir de 1925, plusieurs personnalités marquantes, dont le Germano-Balte Paul Schiemann, seront d’ardents propagandistes de l’autonomie culturelle au sein du Congrès européen des nationalités (partenaire de la Société des Nations). De grands progrès sont enregistrés, mais, à partir de 1933, la montée des nationalismes ruine tous les espoirs en matière de droit des minorités (19).


Des expériences positives mais fugaces

Les critiques de l’autonomie personnelle crient toujours à l’utopie. Pourtant, une histoire malheureusement bien oubliée milite en faveur d’un réexamen de ces doctrines. En Russie, du temps de l’empire, puis après le triomphe des bolcheviks, les idées d’autonomie personnelle furent totalement oblitérées. En Autriche, en revanche, la pensée des austro-marxistes trouva des oreilles attentives, même à droite, parmi ceux qui se préoccupaient de la survie de ce miracle permanent que constituait l’Autriche-Hongrie. Dernier chancelier de l’Empire, Heinrich Lammasch ne voyait lui-même de possibilité de survie de celui-ci que dans la reconnaissance du principe d’une libre association des nationalités.

Quelques débuts de mise en oeuvre intervinrent d’ailleurs avant la Grande Guerre. Ainsi, en 1905-1906, un système d’autonomie personnelle fut partiellement introduit en Moravie, un cadastre national électoral y ayant été créé en vue de l’élection de deux curies nationales (allemande et tchèque) destinées à se partager la diète de Brünn (Brno). Le dispositif ayant donné satisfaction, il fut ultérieurement étendu au domaine scolaire.

L’autonomie culturelle fut ensuite expérimentée, à nouveau avec succès, en Boukovine (20) en 1910 entre Allemands, Juifs, Polonais, Roumains et Ruthènes (21). En 1914, elle devait être introduite en Galicie (Pologne), mais la guerre en décida autrement. Elle resurgit néanmoins à l’issue du conflit, d’une part le 3 janvier 1918 avec la reconnaissance, par l’éphémère Rada (Parlement) centrale ukrainienne, de l’autonomie personnelle aux peuples juif, polonais et russe (on notait là l’influence du parti sioniste de gauche Poale-Tsion et de son animateur Ber Borokhov) et avec le commissariat aux questions allemandes de la République (hongroise) des conseils de Bela Kun. On retrouve d’autre part les mêmes idées dans le projet présenté par la délégation hongroise à la Conférence de la paix le 20 février 1920, en vue de réduire le traumatisme engendré par l’inéluctable partition du royaume danubien.

Dans l’entre-deux-guerres, c’est dans les Etats baltes que se déroulent les événements les plus intéressants. Le premier épisode concerne la Lituanie. Dans la période troublée que traverse le nouvel Etat, les kehilot préexistantes purent, sur la base d’une loi du 21 octobre 1920, s’auto-organiser en fonction du principe de l’autonomie personnelle. Ce système devait malheureusement disparaître avec l’établissement d’un pouvoir autoritaire à Kaunas en 1926 (22).

De ces mêmes principes se réclamait, à Riga, au début de ce siècle, le grand essayiste et homme politique germano-balte Paul Schiemann. Comme les austro-marxistes, ce dernier considérait que, si la tolérance religieuse et la séparation de l’Eglise et de l’Etat avaient autrefois apaisé les esprits, la séparation de l’Etat et de la nation devrait mettre un terme au nationalisme. Il proposa un système administratif très complet, reposant pour l’essentiel sur les principes décrits cidessus (23) pour la communauté allemande de Lettonie. Organisée sous forme de corporation de droit public, celle-ci était ainsi appelée à gérer elle-même ses propres intérêts en matière culturelle. L’évolution politique intérieure et le contexte international de la république balte (URSS, Allemagne nazie) ne permirent pas une mise en oeuvre du système (24).

C’est à la troisième République balte, l’Estonie, que revient le mérite d’avoir mis en place et fait fonctionner un régime complet et opérationnel d’autonomie culturelle personnelle. La loi du 12 février 1925 permettait en effet aux minoritaires qui le souhaitaient de se regrouper sur le plan local pour être représentés à l’échelle de l’Etat par un conseil culturel central de chaque nationalité - le seuil était établi à trois mille membres pour permettre aux Juifs d’en bénéficier. Détail original: dans les régions où elle était territorialement minoritaire, la population de souche estonienne pouvait elle-même s’organiser selon ce principe. L’un des pères de la loi estonienne, le docteur Ewald Ammende, fut aussi à l’origine du Congrès européen des nationalités. Ce système s’appliqua de façon satisfaisante aux Allemands et aux Juifs; malheureusement, en dépit des efforts d’un autre auteur de la loi, le professeur Mikhaïl Anatolievitch Kourchinsky, les Russes ne parvinrent jamais à s’organiser pour en bénéficier (25).

Il est permis de se demander pour quelle raison un concept aussi riche que celui d’autonomie personnelle paraît aussi oublié des politiques contemporains. La réponse est simple: originaire d’Europe médiane, il fut, après la première guerre mondiale, escamoté par l’omniprésence du « socialisme réel » à la soviétique. A l’Ouest, la question des minorités nationales ayant été évacuée au bénéfice des droits humains, on ne prit en général même pas la peine d’aller fouiller dans les archives non traduites (26). Les récents événements, du Caucase à la Bosnie, redonnent toute leur actualité aux doctrines se rattachant aux minorités dispersées.

 


 

Notes

(1) Lire Istvan Bibo, Histoire des petites nations d’Europe centrale, Albin Michel, Paris, 1993.

(2) Les deux autres nations étant les Hongrois et les Szeklers (nom d’une importante minorité de Roumanie; aussi appelés les Sicules).

(3) Dans cette ville de Saxe-Anhalt (ex-République démocratique allemande), devenue en 962 le siège d’un archevêché consacré à l’évangélisation des Slaves, l’édit de 1188 règle le statut des juifs en leur octroyant un certain nombre de franchises.

(4) Sur le système polonais de la « société de citoyenneté » en général, voir Jerzy Kloczowski, « Les traditions de citoyenneté en Pologne et dans la République polono-lituano-ruthène », in Chantal Delsol, Michel Maslovski, Histoire des idées politiques de l’Europe centrale, PUF, Paris, 1998, p. 229 s.

(5) Voir notamment Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, Les Marxistes et la Question nationale, 1848-1914, L’Harmattan, Paris, 1997.

(6) Sur le régime des nationalités au sein de la double monarchie, lire Jean-Paul Bled, « L’Autriche-Hongrie: un modèle de pluralisme national », in André Liebich et André Reszler, L’Europe centrale et ses minorités: vers une solution européenne, PUF, Paris, 1993, p. 25 s.

(7) Système où, comme en France, les individus se retrouvent seuls face à l’Etat.

(8) Claudie Weill, L’Internationale et l’autre; les relations interethniques dans l’Europe de l’Est, Arcantère, Paris, 1987, p. 94.

(9) Etat fédéral des nationalités.

(10) Cette idée avait déjà été avancée en 1899, au Congrès de Brünn (Brno), par le Slovène Kristan Etbin. Bien des années plus tard, en 1918, Renner, devenu premier chancelier de la République autrichienne, chargera l’éminent juriste Hans Kelsen de préparer une Constitution selon ces principes; ce projet restera sans suite.

(11) Sur ce thème, voir Andreas Kappeler, La Russie, empire multiethnique, Institut d’études slaves, Paris, 1994.

(12) Opposés aux bolcheviks réunis derrière Lénine, les mencheviks prônent une révolution en deux temps: tout d’abord, la social-démocratie doit accélérer la chute du tsar et catalyser la révolution, pour doter le mouvement socialiste d’une implantation légale. L’infrastructure, calquée sur le modèle occidental des syndicats, associations et organisations régionales, doit alors éduquer la classe ouvrière et l’amener à la conscience de masse nécessaire à l’accomplissement de la révolution socialiste.

(13) La majorité des bundistes passe alors du côté menchevik.

(14) Sur la question des austro-marxistes dans son ensemble, lire George Haupt, Michaël Löwy, Claudie Weill, op. cit.

(15) A la place de celle-ci, c’est un lumpenproletariat (prolétariat en guenilles) passif et servile qui se développe.

(16) En 1904 Vladimir Medem publie son ouvrage fondamental Social-démocratie et question nationale, qui précède donc le fameux livre d’Otto Bauer, La Question des nationalités et la Social-démocratie (1907).

(17) Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Austral, Paris, 1995, p. 279-280.

(18) Stéphane Pierré-Caps, La Multination. L’avenir des minorités en Europe centrale et orientale, Odile Jacob, Paris, 1995.

(19) Jozsef Galantai, Trianon and the Protection of Minorities, Corvina, Budapest, 1992, 119 s.

(20) Région du nord de la Roumanie. Autrichienne en 1910, elle fut divisée entre l’Ukraine, la Roumanie et l’Autriche pendant l’entre-deux-guerres et se trouve actuellement à cheval entre l’Ukraine et la Roumanie.

(21) Branche occidentale du peuple ukrainien. La Ruthénie a appartenu à la Hongrie, puis à la Tchécoslovaquie (1919), de nouveau à la Hongrie (1938) et enfin à l’URSS (1945).

(22) Cf. Michael Garleff, « Die kulturelle Selbstverwaltung des nationalen Minderheiten in den baltischen Staaten », in Boris Meissner, Die baltische Nationen, Estland, Lettland, Litauen, Markus, Köln, 1991, p. 87 s.

(23) Anders Henriksson, The Tsars Loyal Germans. The Riga German Community. Social Changes and the Nationality Question. Columbia University Press, New York, 1983.

(24) Cf. sur ce point, H. Kause, Paul Schiemann (1876-1944), « Die Balten und ihre Zeitgeschichte : Zu Schiemanns 100. Geburtstag am 29 März 1976 », in Jahrbuch des Baltischen Deutschtums 1976, Lüneburg (1975), ainsi que les travaux de John Hiden de la Baltic Research Unit de l’université de Bradford, non encore publiés.

(25) Smith, David, Retracing Estonia’s Russians: Mikhail Kurchinskii and Interwar Cultural Autonomy, Nationalities Papers, vol. 27, no 3, septembre 1999, p. 455 s.

(26) Sauf de rares personnalités polyglottes comme Claudie Weill.

 


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