Elisée Reclus

L’art et le peuple

(1904)

 



Note

Source: Almanach illustré de la révolution pour 1904, Les Temps Nouveaux, 1904.

 


 

A la fermeture du Salon, un de mes amis, grand amateur de belle choses, m'arriva tout désolé. Il avait été malade, puis un voyage l'avait éloigné de Paris; maintenant il revenait rop tard pour visiter l'Exposition, et voilà qu' il se lamentait de n'avoir pas vu ces multitudes de marbres, de peintures, dont l'entretenaient les revues spéciales.

Qu’il se rassure, le cher compagnon! Une promenade dans les sentiers de la forêt, sur les feuilles froissées, ou bien un minute de repos au bord d'une fontaine pure, - s’il en trouve encore à quinze ou vingt lieues du boulevard - le consoleront d'avoir manqué sa visite au palais coutumier où, tous les ans, sont enfermés temporairement ce que l'on appelle les “beaux-arts”.

Certes, je ne veux point en médire. Dans mon enfance j’ai toujours admiré les prodiges des foires, les belles danseuses de corde, les jongleurs autour desquels tourbillonnent les assiettes, les faiseurs de tours qui cassent les montres et les changent en bouquets de fleurs. Au salon je continue d'admirer en toute naïveté, comme le dernier des badauds. Là aussi je vois des artistes prestidigitateurs qui manipulent et mélangent les couleurs avec une incomparable dextérité, qui marient de mille façons les ombres et les clairs en des ragoûts tout à fait inattendus et réussissent à faire surgir des fonds noirs une lumière étourdissante. Tout cela me paraît vraiment fort beau, ou plutôt surprenant, et j'applaudis les virtuoses du pinceau en toute sincérité.

Et cependant je ne suis point satisfait. Est-ce bien cela qui est l'art véritable? Est-ce que j'y trouve la consolation des chagrins, des ennuis de la vie journalière et des douleurs profondes qui nous accompagnent durant toute la vie? Est-ce que tous ces objets peints, sculptés, gravés ou brodés peuvent me faire oublier la sordide misère du dehors, et la présence du sergent de ville armé qui, là-bas, près de la porte, ou dans la salle même, pourra braquer une arme sur le citoyen paisible et lui briser le crâne? Non, tout cet art polychrome qui accumule ses produits disparates dans les salles dorées que prête l’État, ne peuvent être qu'un art faux, mensonger, car il n’est pas l’oeuvre d'un peuple libre.

La chose essentielle manque à la plupart de ceux qui ont peiné pour nous donner un ou plusieurs mètres carrés de cette décoration des parois: ils n'ont pas eu l’élan naturel et joyeux que donne la fière indépendance. Déjà dans tout ce fatras, que d’objets témoignent de la servitude morale, de la déchéance, de la vanité, de la courtisanerie; les images des faux grands hommes y pullulent ainsi que les scènes de vice et mille ordures qu'il eût été plus simple de laisser dans les bouges. Au contact de ces hideuses machines, toute oeuvre vraiment belle en reste profanée.

Ah! si les peintres et les sculpteurs étaient libres, ils n'auraient pas besoin de s'enfermer en des salons. Ils n'auraient qu'à reconstruire nos cités, tout d’abord à démolir ces ignobles cubes de pierre où se sont entassés les êtres humains dans une affreuse promiscuité, pauvres et riches, mendiants et fastueux, faméliques et repus, victimes et bourreaux. Ils brûleraient tout le vieux baraquement des temps de misère en un immense feu de joie et j’imagine que, dans le musée des oeuvres à conserver, ils ne laisseraient pas grand'chose des prétendues oeuvres artistiques de nos jours.

Parmi le somptueuses cités modernes des États-Unis, il y en a une qui porte le nom de Syracuse, comme la ville sicilienne qui a la prétention d'être aussi un modèle pour la beauté des monuments. Or, un des plus nobles édifices de la cité a sa façade ornée de deux statues allégoriques représentant la Civilisation et le Progrès. La première des effigies monumentales tient, d'une main, la torche classique et, de l'autre, une police d'assurance contre l’incendie; la deuxième statue représente une demoiselle élégante jouant au croquet. Telles sont, dans le monde industriel américain, type idéal de notre monde européen, telles sont les idées que l'on se fait de l'humanité civilisée et progressive, et voilà les choses hideuses que des artistes révolutionnares auront à briser joyeusement quand les jours de la beauté commenceront pour la terre.

Les villes qu'ils édifieront alors seront belles, parce qu'ils les élèveront avec amour et qu'ils seront eux-mêmes des hommes libres travaillant pour des hommes libres. Dans l’histoire passée, quelles furent les grandes périodes de l’art, si ce n’est celles pendant lesquelles on se rapprocha le plus d’une certaine liberté relative, les temps merveilleux de la Grèce athénienne et l'époque des Communes, avant cette vile réaction de la Réforme et du concile de Trente? Les édifices publics étaient alors des oeuvres d’amour, qui rurent conçues avec enthousiasme, achevées avec tendresse; ce sont autant de produits essentiellement personnels comme le sang du coeur. Sculpture, peinture, musique et danse, travaux de l’artiste individuel, naquirent par génération libre, et non moins les travaux collectifs, tels que l'architecture ou la construction d’une cité. De cette manière on vit surgir les temples des villes helléniques et les nefs du moyen âge: des populations entières, animées d'un même esprit, entraînées d’un même désir collaboraient à l'oeuvre commune qui devait être à la fois la gloire de tous et la joie particulière de chacun citoyens; celui-ci reconnaissant la pierre apportée par lui, tel autre, le bas-relief qu' il avait sculpté ou la couleur due à son pinceau. Pas un communier qui ne retrouvât dans le bel ensemble de l'édifice, la partie où son propre idéal de beauté avait pris sa forme matérielle.

Même en nos temps de monopoles jaloux, de propriétés étroitement privées et de division du travail à outrance, il est des occasions d'enthousiasme public où l’on voit oeuvres réellement belles, naître d'un mouvement d’élan populaire. Telles fêtes que ne s'avisa point de régler le monde des fonctionnaires, se firent avec une si merveilleuse gaieté, avec une cordialité si touchante, qu’on en reste à jamais ravi. Tel concert improvisé, telle scène de théâtre représentée en un élan de fraternité, laissent des souvenirs ineffaçables, tandis que la mémoire des cérimonies les plus fastueuses n'affecte guère que la vanité des maires que l'on décora et des pompiers qui reçurent leur pourboire.

Des hommes de bonne, mais impuissante volonté, cherchent à concilier l'inconciliable sans toucher aux causes de désaccord. Ils voudraient que l'art restât sincère tout en étant lié chez l'artiste aux nécessités du gagne-pain. Non, le «beau» et l'utile ne peuvent se réconcilier tant que les hommes ne sont pas unis entre eux. La société étant divisée en classes ennemies, l'art est devenu nécessairement faux, puisqu' il participe aux intérêts et passions hostiles. Chez les riches, il se change en faste; chez les pauvres il ne peut être qu' imitation et trompe-l'oeil; en outre, l'argent, dont les artistes sont obligés de se préoccuper avant tout, vicie ce qui reste d'art chez les uns et chez les autres; la sincérité, la naïveté doivent céder dans leurs oeuvres la place à l' habileté et à la «magie» du savoir-faire. Ni protection gouvernementale, ni éducation d'art, ni musée du soir et du matin, ni concours, ni juges, ne pourront rien y changer. Et la misère! Comment un peuple deviendrait-il artiste quand les souffrances de la faim et de la maladie forcée l'enlaidissent?

«Le commencement de l'art - dit Ruskin - consiste à rendre le peuple beau. Il y a eu sans doute un art en des pays où les gens n'étaient pas tous beaux, où même leurs lèvres étaient épaisses et leur peau noire - parce que le soleil les avait regardés; - mais jamais en un pays où les joues étaient pâlies par un misérable labeur et une ombre mortelle, et où les lèvres de la jeunesse, au lieu d’être pleines de sang, étaient amincies par la famine ou déformées par le poison.»

Un voyageur anglais, parcourant les contrées de l’Orient, nous raconte une anecdote qui permet de juger la valeur du précieux concours offert par les protections officielles au développement de la science et des arts. Un poitier des bords du golfe Persique était arrivé à fabriquer des vases d'une beauté remarquable. Un jour, le gouverneur de l'endroit reçoit l'ordre de mander l’ingenieux artisan à la cour. Le malheureux artiste se rend aussitôt compte du sort qui l'attend: il se voit d’avance enfermé dans un palais, véritable esclave obligé de travailler gratuitement pour les courtisans et les princes, de subir leur caprices et l'humiliation de leurs conseils. Ramassant tout ce qu'il possède, il en fait présent au gouverneur en le suppliant de dire que le potier a disparu, qu’on en cherche en vain les traces, et depuis, le malhereux se garda soigneusement de faire autre chose que de vulgaires pots.

«L'Art c'est la vie », dit Jean Baffier, l’ouvrier sculpteur qui a mis tant de passion et de joie à tailler dans le marbre la noble et pure figure de la paysanne, sa mère, et celle des vaillants laboureurs, des prudents jardiniers. L’Art c'est la vie! Dès que le travail passionne, dès qu’il donne la joie, le travailleur devient artiste. Il veut embellir son oeuvre, lui donner un caractère de durée et d’universalité par l'admiration de tous. Ne ferait-on que des épingles, nous dit Diderot, il faut qu'il soit amoureux de son état.

Le paysan aime qu'on vienne de loin pour contempler le sillon droit et d'une profondeur égale, que d’une maine solide il a fait tracer à ses boeufs; le muletier met sa gloire à bien mesurer l'équilibre de la charge sur l’animal, à le fleurir de belles floches et de pompons éclatants, à moins que la misère ne l'ait avili, privé de son initiative; tout ouvrier cherche à se donner un outil qui soie non seulement parfait pour le travail, mais qui soit en même temps agréable à regarder; il en choisit lui-même le bois ou le métal; il l'emmanche et l'ajuste, le décore d'ornements et de dessins.

Même ceux des travailleurs dont l’oeuvre disparaît aussitôt après avoir été faite, faucheurs, moissoneurs et vendangeurs, n'en sont pas moins artistes dand leur façon de manier leurs outils et d'abattre leur besogne; après des années on raconte leurs prouesses de rapidité et d'endurance dans l'immense effort. Chaque professin a ses héros, même dans cette petite vie du village, constituant à elle seule un monde complet, et chacun de ces héros trouve des poètes qui perpétuent sa renommée, surtout pendant les longues soirées d' hiver, quand les flammes dansantes et les éclats soudains de la braise font osciller les figures, les rapprochant et les éloignant tour à tour, donnant à toutes choses l’impression du mystère et de l'intimité. Ces humbles foyers de l’art primitif, c'est de là que sont sorties nos épopées et nos architectures! Et tant qu'il restera de ces lieux pacifiques pour le travail heureux, nous avons bon espoir. De cette cellule initiale surgira peut-être la cité de l’avenir.

Ce n’est pas seulement la restauration, l’embellissement de nos villes que nous attendons de l'homme devenu artiste, parce qu'il sera devenu libre, nous comptons aussi sur lui pour qu' il renouvelle la beauté des campagnes en adaptant toutes ses oeuvres propres au milieu de la nature, en sorte qu' il en naisse, entre la terre et l’homme, une harmonie douce au regard, réconfortante pour l’esprit. Même de grands édifices peuvent être admirables de beauté quand les constructeurs ont compris le caractère du site environnant et que l'oeuvre de l'homme s’accorde avec le travail géologique des siècles en un harmonieux ensemble. C'est ainsi qu'un temple grec continue, développe et fleurit, pour ainsi dire, les contours du rocher sur lequel on l'a dressé; il en fait partie intégrante, mais il lui donne un sens plus élevé, le transforme, le glorifie, l'accorde avec un idéal supérieur de l'homme. Mais il est des sommets que profanerait toute arête de monuments, et l'on ressent une impression de véritable dégoût lorsque d'insolents architectes, payés par des hôteliers sans pudeur, bâtissent d' énormes caravansérails, blocs rectangulaires où sont inscrits mille rectangles de fenêtres symétriques et que hérissent cent cheminées fumantes, le tout en face de pics superbes de granit, des champs de neige immaculés, des fleuves de glace bleue serpentant dans les vallées de la montagne. C’est ainsi que les hommes ont déshonoré maint paysage grandiose de la Suisse et d'autres contrées: l'amant qui se plaît au mystère de la nature fuit les sites qu'il admire plus; il s'éloigne avec répugnance de la foule des badauds et des criards qui se ruent à l'assaut des rochers de Zermatt, et va chercher à l' écart quelque lieu que la mode n’ait pas encore souillé.

La Terre est infiniment belle, mais pour nous associer à sa beauté, pour la glorifier par un art respectueux, il n'est d'autre moyen que de se rendre libre, de faire la révolution décisive contre l'argent et d’abolir la “lutte des classes” en abolissant les classes elles-mêmes.

 


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