Pierre-Joseph Proudhon

Du principe de l’art et de sa destination sociale

(1865)

 



Note

Quelques extraits de l'œuvre de Proudhon dans laquelle l'auteur expose sa conception de la fonction sociale de l'art en la fondant sur la justice et la vérité.

 


 

La fonction de l’art (Chapitre 1)

Qu’est-ce que cet Art, que tous cultivent avec plus ou moins d’éclat ? quel en est le principe, quelle en est la fin, quelles en sont les règles ? Chose étrange, il n’y a personne, ni à l’Académie ni ailleurs, qui soit peut-être en état de le dire. L'art est un indéfinissable, quelque chose de mystique, la poésie, la fantaisie, tout ce que vous voudrez, qui échappe à l’analyse, n’existe que pour lui-même, et ne connaît pas de règles. Recueillez les discours, rassemblez les écrits, faites le dépouillement des critiques : je suis fort trompé si vous obtenez rien de plus. Ce qui n’empêche pas les artistes de se disputer ni plus ni moins que des théologiens et des avocats, qui, eux du moins, reconnaissent des principes et des règles, et de se condamner les uns les autres, comme si ce n’était pas chose convenue qu’ils ne se peuvent entendre.

Ne demandez pas quelle est l’utilité de l’art et à quoi servent dans la société les artistes. Il est des professeurs qui vous répondraient que le caractère essentiel de l’art, que sa gloire est précisément d’être affranchi de toute condition utilitaire, servile. L’art est libre, disent-ils ; il fait ce qui lui plaît, travaille pour son plaisir, et nul n’a le droit de lui dire : Voyons ton produit. Quoi donc ! Platon chassait de la république les poëtes et les artistes ; Rousseau les accusait de la corruption des mœurs et de la décadence des États. Faut-il croire, d’après ces illustres philosophes, grands écrivains eux-mêmes, grands artistes, que l’art, étant rêverie, caprice et paresse, ne peut engendrer rien de bon ? J’avoue qu’il me répugne d’admettre une pareille conséquence, et, bon gré mal gré, puisque l’art est évidemment une faculté de l’esprit humain, je me demande quelle est la fonction ou le fonctionnement de cette faculté, partant, quelle en est la destination, domestique et sociale.


La faculté esthetique de l’homme (Chapitre 2)

Le premier qui, en dehors de ses attractions physiques et de ses besoins matériels, sut apercevoir dans la nature un objet agréable, intéressant, singulier, magnifique ou terrible; qui s’y attacha, s’en fit un amusement, une parure, un souvenir; qui, communiquant à son hôte, à son frère, à sa maîtresse, son admiration, leur en fit agréer l’objet comme un témoignage précieux d’estime, d’amitié ou d’amour, celui-là fut le premier artiste. La petite fille qui se fait une couronne de bluets, la femme qui se compose un collier de coquillages, de pierreries ou de perles, le guerrier qui, pour se rendre plus terrible, s’affuble d’une peau d’ours ou de lion, sont des artistes.

Cette faculté est propre à notre espèce; l’animal, comme le philosophe d’Horace, n’admire rien, ne montre de goût en rien, ne distingue point entre le beau et le laid, pas plus qu’entre le juste et l’injuste. Il est sans amour-propre et sans délicatesse, sans bassesse comme sans orgueil, insensible à tout ce que nous appelons beautés et harmonies de la nature. Il se trouve bien comme il est, n’aspire point à la gloire, ne songe point à rehausser sa mine d’un ornement emprunté, à festonner son gîte; il vit sans cérémonie et sans gêne, à l’abri de l’envie comme du ridicule. Il garde le souvenir de ceux qu’il aime, qu’il hait ou qu’il craint; privé de son petit, de sa compagne, on le verra mourir de regret; mais il ne se fera pas une relique de leur dépouille, et de leur souvenir une sorte de culte. Libre, il consomme ses provisions en nature; on ne l’a jamais vu les faire cuire au soleil, les macérer dans le sel et les épices, ou les combiner entre elles de manière à multiplier ses jouissances. En fait d’art culinaire, il peut en revendre à la sagesse de Pythagore.

J’appelle donc esthétique la faculté que l’homme a en propre d’apercevoir ou découvrir le beau et le laid, l’agréable et le disgracieux, le sublime et le trivial, en sa personne et dans les choses, et de se faire de cette perception un nouveau moyen de jouissance, un raffinement de volupté.

Ainsi déterminé dans son principe et dans son objet, l’art se fait de tout un instrument ou une matière, depuis la plus simple figure de géométrie jusqu’aux fleurs les plus splendides, depuis la feuille d’acantine sculptée sur le chapiteau corinthien, jusqu’à la personne humaine taillée en marbre, coulée en bronze et érigée en divinité. Toute la vie va s’envelopper d’art : naissance, mariage, funérailles, moissons, vendanges, combats, départ, absence, retour, rien n’arrivera, rien ne se fera sans cérémonie, poésie, danse ou musique. L’amant fait le portrait de sa maîtresse; le mari couvre sa femme de bijoux, de tissus précieux; le chasseur ne se contente pas de manger son gibier; il s’entoure d’images de chevaux, de chiens, d’oiseaux et de bêtes fauves; le chef de clan élève son toit sur des colonnes pareilles aux pins et aux chênes qui soutiennent la voûte sombre des forêts; la table sur laquelle il prend son repas a des pieds de bélier ou de chèvre; le vase qui contient sa boisson figure un oiseau dont le cou sert de goulot et le bec d’orifice. Sans cesse occupé de se relever à ses propres yeux et aux yeux des autres, il soigne sa démarche, son vêtement et son langage, scandant ses discours, faisant des comparaisons et des paraboles, inventant un refrain, un couplet, une complainte, formulant ses sentences et parlant par apophthegmes. S’abstenir des façons grossières, des gestes choquants, des paroles de mauvais augure, est le premier devoir d’un homme bien appris. L'urbanité ou la politesse est le premier et jusqu’à présent le plus positif et le plus précieux des effets de l’art. Tout lui devient occasion ou prétexte : une colombe fugitive, un moineau mort, une mouche écrasée lui inspirent un chef-d’œuvre. Une fois lancée, l’imagination ne s’arrête plus : l’Océan en furie, le désert profond lui révèlent des beautés sans égales; les objets les plus dégoûtants se transforment en monuments de luxe et d’orgueil : nos paysans savent ce qu’un fumier bien troussé devant une ferme indique chez les demoiselles de la maison de coquetterie et de bravoure. Tel est le fait dans sa nudité; il s’agit de savoir ce qu’il contient. Essayons-en l’analyse.

Je trouve dans cette faculté d’art, dans ce soin continuel qu’a l’homme de relever sa personne et tout ce qui s’y rapporte par des ornements tantôt empruntés à la nature, tantôt fabriqués de ses mains, trois choses. La première est un certain sentiment, une vibration ou résonnance de l’âme, à l’aspect de certaines choses ou plutôt de certaines apparences réputées par elle belles ou horribles, sublimes ou ignobles. C’est ce qu’indique le mot esthétique, du grec aïsthêsis, féminin, qui veut dire sensibilité ou sentiment. La faculté de sentir donc (sous-entendez la beauté ou la laideur, le sublime ou le bas, l’heur ou le malheur), de saisir une pensée, un sentiment dans une forme, d’être joyeux ou triste sans cause réelle, à la simple vue d’une image, voilà quel est en nous le principe ou la cause première de l’art. En cela consiste ce que j’appellerai la puissance d’invention de l’artiste; son talent (d’exécution) consistera à faire passer dans l’âme des autres le sentiment qu’il éprouve.

Cette cause première, fondamentale de l’art en engendre une seconde, de laquelle l’art tirera tout son développement. Doué de cette faculté esthétique, l’homme se l’applique à lui-même : il veut être beau, se faire beau, noble, glorieux, sublime, et le devenir de plus en plus. Lui dénier ce mérite, combattre cette prétention, c’est l'outrager. Si l'art a son principe dans la faculté esthétique, sens poétique, ou comme on voudra l’appeler, il reçoit l’impulsion de l’estime de soi ou de l’amour-propre. La première de ces deux facultés donne le germe; la seconde est la force motrice, qui produit l’accroissement. Enfin, de l’action combinée de ces deux causes, la faculté esthétique et l’amour-propre, naît une troisième faculté, appelée à jouer dans l’art un grand rôle, mais qui cependant ne lui est pas absolument indispensable, et dans tous les cas demeure secondaire, la faculté d’imitation. Reproduire, en effet, par la peinture, la statuaire, ou de toute autre manière, un objet qui plaît, c’est en jouir de nouveau, c’est suppléer à son absence et à sa perte, c’est bien souvent l’embellir encore. La poésie, le chant, la musique, la danse, les pompes ou processions, vont au même but.


Definition de l’art (Chapitre 3)

Je définis donc l’art : Une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce.


Evolution historique de l’art (Chapitre 4)

Il résulte de ce qui précède que l’art n’a pas sa raison supérieure ou sa fin en lui-même, pas plus que l’industrie; qu’il n’est pas en nous faculté dominante, mais faculté subordonnée, la faculté dominatrice étant la justice et la vérité. Justice et vérité, conscience et science, droit et savoir, termes complémentaires, corrélatifs et adéquats, qui expriment les deux grandes fonctions de la vie humaine, au service desquelles je répète que sont soumis, ex æquo, l’art et l’industrie.

Mais si l’art est subordonné à la justice et à la science, comment peut-on dire qu’il est libre, l’expression la plus haute de la liberté ? Je crains fort de soulever ici la protestation des artistes, accoutumés à l’idée d’une complète indépendance de l’art, et la pratiquant de leur mieux, soit dit sans les offenser, dans leur vie comme dans leurs œuvres. L’art est libre, disent-ils; donc l’artiste est maître de faire ce qu’il veut, de choisir ses sujets, de les traiter comme il l’entend; tant pis pour lui s’il n’est pas goûté, et tant pis pour les autres.

— À quoi sert l’art ? demandez-vous. À rien : il n’a pas besoin de servir à quelque chose ; c’est fantaisie : or, la fantaisie exclut l’idée de service, comme de principe, de logique et de règles.

— Où va l’art ? où bon lui semble : partout et nulle part. Où va le papillon, où va la brise, où va la nue ballottée, comme un flocon de laine, par les vents ?

— Le but, l’objet de l’art ? Tout ce qu’il vous plaira, quodlibet. Pleurez, riez, amusez-vous, trémoussez-vous, et puis dormez, s’il vous en prend envie : voilà le tout de l’art. Hors de là, c’est mécanique, fabrique, métier, pis que cela, pédantisme et grimace…

Je regrette fort de ne pouvoir raisonner avec la légèreté de ces amis de l’art : peut-être réussirais-je mieux à m’en faire comprendre. — La logique a la main lourde, et la justice n’est pas toujours gaie. Essayons pourtant.

Je suppose et je mets en principe que l’art ne demande pas à être plus libre que ne l’est la liberté elle-même. Or, nous voyons, c’est l’expérience de tous les jours, le signe le moins équivoque du progrès, que la liberté, dont avec raison nous sommes fiers, ne consiste pas à nous affranchir des lois de la vérité et de la justice; tout au contraire, elle grandit à mesure que nous nous approchons davantage du juste et du vrai; elle déchoit, en revanche, à mesure que nous nous en éloignons; en sorte que la plénitude de la liberté coïncide avec la plénitude du droit et du savoir, et la plus profonde servitude avec l’extrême ignorance et corruption. Comment donc en serait-il autrement de l’art, que je regarde, moi aussi, comme l’expression propre et spécifique de la liberté ? Comment se soutiendrait-il, se développerait-il, si, ne possédant en soi ni sa matière, ni sa raison, il ne s’appuyait pas sur ces deux colonnes de toute liberté, le juste et le vrai ? L’art pour l’art, comme on l’a nommé, n’ayant pas en soi sa légitimité, ne reposant sur rien, n’est rien. C’est débauche de cœur et dissolution d’esprit. Séparé du droit et du devoir, cultivé et recherché comme la plus haute pensée de l’âme et la suprême manifestation de l’humanité, l’art ou l’idéal, dépouillé de la meilleure partie de lui-même, réduit à n’être plus qu’une excitation de la fantaisie et des sens, est le principe du péché, l’origine de toute servitude, la source empoisonnée d’où coulent, selon la Bible, toutes les fornications et abominations de la terre. C’est à ce point de vue que le culte des lettres et des arts a été signalé tant de fois par les historiens et les moralistes comme la cause de la corruption des mœurs et de la décadence des États; c’est pour le même motifque certaines religions, le magisme, le judaïsme, le protestantisme, l’ont proscrit de leurs temples. L’art pour l’art, dis-je, le vers pour le vers, le style pour le style, la forme pour la forme, la fantaisie pour la fantaisie, toutes ces vanités qui rongent, comme une maladie pédiculaire, notre époque, c’est le vice dans tout son raffinement, le mal dans sa quintessence.


L’art doit tout embrasser (Chapitre 15)

La pauvreté vous chagrine; ce labeur de cheval aveugle attaché au manège vous fait mal à voir. Vous admettez la tragédie, les infortunes éclatantes, le malheur héroïque; mais vous demandez s’il est de la dignité de l’art de reproduire ces vulgaires souffrances On sait bien, dites-vous, que tout dans cette vie n’est pas rose et amour : nos hôpitaux, nos prisons, nos asiles, nos monts-de-piété, nos bagnes, sont les monuments gigantesques de nos douleurs. La peine, c’est chose acquise, tient plus de place en ce bas monde que la joie. Mais pourquoi les confondre ? Pourquoi empoisonner le peu qui nous reste de félicité en mêlant les images de l’une à celles de l’autre. L’art a pour mission de jeter un voile de consolation et de décence sur la face misérable du siècle. Rome, qui bâtit le Colysée, avait ses égouts et ses cloaques, ou certes ne s’assemblèrent jamais ni le sénat ni le peuple. Ah ! faites-nous grâce de votre réalité : elle est assez odieuse par elle-même, sans que vous y ajoutiez encore par les raffinements de votre art critique...

Et voilà justement en quoi consiste votre erreur, l’erreur de toutes les écoles d’art depuis le commencement du monde : vous voulez séparer ce qui est de soi inséparable, la lumière des ténèbres, l’esprit de la matière, la forme de la substance, la beauté de la laideur, le plaisir de la peine, l’art de la science et de l’industrie, l’idéal de la conscience, la jouissance du travail et de la maladie, la liberté de la servitude, la vie de la mort, la gloire de l’humiliation. Vous ne savez pas que la vie humaine se compose incessamment de l’union de ces contraires, mêlés à diverses doses. Vous vous êtes fait un type des dieux et un type de l’homme, un type de l’aristocrate et un type de l’esclave; vous avez rêvé une existence de perfection et de béatitude, et une autre de damnation et de supplice; et vous avez dit : Ceci est l’Idéal, le Paradis, l’Art; et cela est la Réalité, la Barbarie, l’Enfer. Et vous avez ainsi proscrit les neuf dixièmes du genre humain, vous réservant l’idéal et les condamnant au travail. Nous rejetons vos catégories égoïstes; nous prétendons que l’art doit tout embrasser, à peine d’infamie pour lui et pour vous.

 


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