Pierre-Joseph Proudhon

Sur l'organisation économique

(1848)

 



Note

Une présentation concise de certaines des pratiques que l'auteur estime nécessaires pour le bon fonctionnement de la structure économique et sociale.

Source: Organization du crédit et de la circulation et solution du problème social, 1848.

 


 

PROGRAMME

Sans impôt,
Sans emprunt,
Sans numéraire,
Sans papier-monnaie,
Sans maximum,
Sans réquisitions,
Sans banqueroute,
Sans loi agraire,
Sans taxe des pauvres,
Sans ateliers nationaux,
Sans association,
Sans participation,
Sans intervention de l'État,
Sans entraves à la liberté du commerce et de l'industrie,
Sans atteinte à la propriété.

Il est prouvé que les doctrines socialistes sont impuissantes à secourir le Peuple dans la crise actuelle. L’utopie a besoin, pour s'appliquer, de sujets préparés, de capitaux accumulés, de crédits ouverts, d'une circulation établie, d'un état prospère. Elle a besoin de tout ce qui nous manque: elle est impuissante à créer ce qui nous manque.
Il est prouvé que l'économie politique, descriptive et routinière, est aussi stérile que le socialisme dans la conjoncture présente. L'école qui a pour tout principe l’offre et la demande devait être à bout de moyens le jour où tout le monde demanderait, et où personne ne voudrait offrir.

Il est prouvé, enfin, que la dictature, les coups d'État, et tous les expédients révolutionnaires sont impuissants contre la paralysie universelle, comme le moxa est sans action sur le cadavre.

Puisse notre nation ne jamais oublier cette grande expérience.
A présent le champ est ouvert à d'autres idées, l'opinion les appelle, l'empire leur est assuré. Je n'hésite plus à proposer ce que l'étude spéculative de l'économie sociale m'indique de plus applicable à la situation où nous sommes: il ne tiendra qu'à vous, citoyen lecteur, de voir dans ma proposition le spécimen de notre immortelle République.

Le travail est à bas, il faut le faire reprendre.
Le crédit est mort, il faut le ressusciter.
La circulation est arrêtée, il faut la rétablir.
Le débouché se ferme, il faut le rouvrir.
L'impôt ne suffit jamais, il faut supprimer l'impôt.
L'argent se cache, il faut nous passer de lui.
Ou plutôt, car il faut s'expliquer d'une manière absolue; car ce que nous devons faire aujourd'hui devra servir pour l’éternité:

- Doubler, tripler, augmenter à l'infini le travail, et par conséquent le produit.
- Donner au crédit une base si large, qu'aucune demande ne l’épuise.
- Créer un débouché qu'aucune production ne comble.
- Organiser une circulation pleine, régulière, qu'aucun accident ne trouble.

Au lieu d'un impôt toujours croissant et toujours insuffisant, supprimer tout impôt.
Faire que toute marchandise devienne monnaie courante, et abolir la royauté de l’or.
Voilà, sans parler des conséquences politiques, philosophiques et morales, que nous aurons à déduire plus tard de ces prémisses, et pour me renfermer dans le cercle des intérêts matériels, ce que je propose de réaliser à l'instant même, et qui ne coûtera au Gouvernement provisoire que les frais de quelques décrets.

Mais je dois signaler auparavant quelques-uns des préjugés qui, par l'effet d'une longue habitude, nous empêchent, en ce moment, d'apercevoir la véritable cause du mal, et de discerner le remède. Se mettre en garde contre l'erreur, c'est faire la moitié du chemin qui mène à la vérité. Le premier de ces préjugés consiste à vouloir tout réformer par détail, au lieu d'attaquer la masse; à prendre les difficultés les unes après les autres, et à les résoudre successivement par des moyens que le sens commun semble indiquer tandis que les questions économiques, essentiellement contradictoires en elles-mêmes et entre elles, demandent à être résolues toutes à la fois, au moyen d'un principe supérieur, qui respecte tous les droits, ménage, améliore toutes les conditions, concilie tous les intérêts.

Le Gouvernement provisoire l’a implicitement reconnu quand il a dit que le problème de l'organisation était COMPLEXE mais il parait que l'expérience ne lui profite guère, puisqu'il persiste dans sa détestable route. Un autre préjugé est celui qui, attribuant la cause du paupérisme à la mauvaise organisation du travail, conclut que le travail doit être organisé; que c'est là, sur cette partie de l'organisme social, le TRAVAIL, qu'il faut appliquer le remède. Le Gouvernement provisoire s'est fait le propagateur et le patron de cette idée.

On ne veut pas comprendre que travail est synonyme de liberté individuelle; que, sauf la justice de l'échange, la liberté du travail doit être absolue; que les gouvernements n'existent que pour protéger le travail libre, non pour le réglementer et le restreindre. Quand vous parlez d'organiser le travail, c'est comme si vous proposiez de crever les yeux à la liberté.

Un troisième préjugé, conséquence du précédent, est celui qui, supprimant l'initiative individuelle, prétend tout obtenir par voie d'autorité. On peut dire que ce préjugé est la lèpre de l'esprit français. Nous demandons tout à l'Etat, nous voulons tout par l'Etat; nous ne comprenons qu'une chose, c'est que l'Etat soit maître et nous salariés.

L'analogue de ce préjugé, dans l'ordre économique, est celui qui fait de l'or le moteur universel. L'or est pour nous le principe de la production, le nerf du commerce, la matière même du crédit, le roi du travail. C'est pour cela que nous courons tous après l'or comme après l'autorité. Le Gouvernement provisoire, en cela comme en tout le reste, s'est fait notre chef de file dans cette funeste ornière des vieux préjugés. Il n'appartient à l'État, je le répète, que de prononcer sur la justice des rapports économiques, non de déterminer les manifestations de la liberté. Encore l'État n'a-t-il droit, même en matière de justice, que de faire respecter la volonté générale; il ne prend d'initiative que par exception. Je dirai bientôt quelle peut être, dans les circonstances graves où nous sommes, la mesure de cette initiative.

Un quatrième préjugé, enfin, le plus déplorable de tous, est celui qui, sous prétexte d'harmonie et de fraternité, tend à détruire dans la société la divergence des opinions, l'opposition des intérêts, la lutte des passions, l'antagonisme des idées, la concurrence des travailleurs. Ce n'est rien de moins que le mouvement et la vie qu'on veut retrancher du corps social. Là est l'erreur fatale du communisme, dont le Gouvernement provisoire, par je ne sais quelle influence, s'est fait l'organe bénévole.

Pas n'est besoin, cependant, d'un grand effort de réflexion pour concevoir que justice, union, accord, harmonie, fraternité même, supposent nécessairement deux termes et qu'à moins de tomber dans l'absurde système de l'identité absolue, c'est-à-dire du néant absolu, la contradiction est la loi fondamentale, non-seulement de la société, mais de l’universel.

Telle est aussi la première loi que je proclame, d'accord avec la religion de la philosophie: c'est la Contradiction. l'Antagonisme universel. Mais, de même que la vie suppose la contradiction, la contradiction à son tour appelle la justice: de là la seconde loi de la création et de l'humanité, la pénétration mutuelle des éléments antagonistes, la RÉCIPROCITÉ.

La RÉCIPROCITÉ, dans la création, est le principe de l'existence. Dans l'ordre social, la Réciprocité est le principe de la réalité sociale, la formule de la justice. Elle a pour base l'antagonisme éternel des idées, des opinions, des passions, des capacités, des tempéraments, des intérêts. Elle est la condition de l'amour même.

La RÉCIPROCITÉ est exprimée dans le précepte: Fais à autrui ce que tu veux que l'on te fasse. Précepte que l'économie politique a traduit dans sa formule célèbre: Les produits s'échangent contre des produits.

Or le mal qui nous dévore provient de ce que la loi de réciprocité est méconnue, violée. Le remède est tout entier, dans la promulgation de cette loi. L'organisation de nos rapports mutuels et réciproques, voilà toute la science sociale.

Ce n'est donc pas une organisation du travail dont nous avons besoin en ce moment. L'organisation du travail est l'objet propre de la liberté individuelle. Qui bien fera, bien trouvera: l'État n'a rien de plus à dire, à cet égard, aux travailleurs. Ce dont nous avons besoin, ce que je réclame au nom des travailleurs, c'est la réciprocité, la justice dans l'échange, c'est l'organisation du crédit.

 


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