E. Armand

Sur la propriété

(1934)

 


Note

Armand clarifie sa position sur la propriété en la différenciant de celle de certains anarchistes qui accordent une importance excessive au collectif au détriment de l'individu. La pensée d'Armand semble plus en accord avec la position classique des anarchistes, à savoir que les producteurs individuels, seuls ou associés, deviennent les propriétaires (propriétaires-utilisateurs) des instruments de production et ont la pleine disponibilité (pour la consommation et l'échange) de ce qui a été produit.

Source: Propriété, Encyclopédie Anarchiste, 1925-1934

 


 

PROPRIÉTÉ

Dans la société capitaliste actuelle, la propriété n’est le privilège que d’une petite minorité par rapport à la multitude des prolétaires. Quelle que soit la nature de l’objet possédé : champ, maison, matériel de production, espèces, etc., son propriétaire l’a acquis soit par l’exploitation d’autrui, soit par héritage, et dans ce cas la source du bien est la même que dans le précédent.

De plus, que font de ces biens ceux qui les détiennent ? Les uns s’en servent pour se procurer, en échange, une vie de bien-être et de jouissance, pour mener une existence pleine de loisirs, pour goûter à toutes sortes de plaisirs auxquels l’argent donne seul accès. Ceux-là sont les oisifs, les parasites, qui se dispensent de tout effort personnel et ne comptent que sur celui des autres.

Pour mettre en valeur leurs terres, par exemple, ou leurs fermes, ils emploient une main d’oeuvre qu’ils rétribuent insuffisamment et qui, elle, en fournissant toute la peine, ne retire aucun gain véritable, ne touche pas le salaire intégral de son travail. S’il s’agit de biens mobiliers, le capital est employé à des fins étatistes, ou à des entreprises d’exploitation capitaliste. Quiconque possède plus qu’il n’a besoin pour sa consommation, ou plus qu’il ne peut mettre en valeur lui même, soit directement en faisant valoir ses propriétés ou en montant des entreprises industrielles, soit indirectement en confiant ses capitaux aux industriels ou à l’État, est un exploiteur du travail d’autrui.

D’autre part, il est arrivé, au cours de l’histoire, que l’étendue de certains domaines en empêchait la mise en valeur totale et rationnelle, et que, tandis qu’il se trouvait des travailleurs sans ouvrage et des familles sans logement, de vastes terrains restaient en friche, faute de bonne organisation. C’est contre cette propriété bourgeoise reconnue par l’État, jalousement défendue par lui, que s’élèvent tous les révolutionnaires, tous ceux qui professent des idées libératrices, qui aspirent à améliorer les conditions de vie de la masse ; c’est elle qu’attaquent et veulent détruire socialistes, communistes et antiétatistes de toute nuance ; c’est elle qui, en revanche, engendre l’illégalisme, le vol instinctif et brutal chez les uns, le vol conscient et raisonné chez les autres.

Le communisme a solutionné le problème en soustrayant à l’État le capital et les moyens de production pour les remettre à la collectivité, devenue à son tour souveraine et qui répartit les produits entre chacun, selon son effort. Mais que la propriété soit aux mains de l’État, de la collectivité ou du milieu communiste ou de quelques capitalistes, comme à l’heure actuelle, elle rend l’individu dépendant de la communauté, elle engendre le maître et l’esclave, le meneur et le mené.

Maintenu dans la soumission économique, le travailleur conserve une mentalité en rapport avec les conditions de dépendance qui sont siennes. Il est, à proprement parler, l’outil, l’instrument, la machine à production de son exploiteur – individu ou milieu –, il peut difficilement, dans de telles conditions, être un individu pleinement développé, dans toutes ses facultés, et conscient.

Venons-en au point de vue de l’individualisme anarchiste soucieux, avant tout, de l’entière libération individuelle, de l’épanouissement de chacun, sans entrave, de la libre expansion de l’unité humaine. L’individualisme anarchiste envisage la question sous un autre jour et apporte une solution qui n’entend pas que l’individu soit ainsi sacrifié et assimilé à un rouage. Il revendique, avant tout, pour tout travailleur, la possession inaliénable de son moyen de production, de quelque nature qu’il soit, outils ou terre arable, ou instruments de labour, ou livres, ou moyens d’expression de la pensée. Ce moyen de production peut appartenir à l’association aussi bien qu’à l’isolé ; celà dépend des conventions faites. L’essentiel est que l’outil, de quelque genre qu’il soit, soit la propriété du ou des producteurs et non de l’État ou des grandes firmes, ou du milieu où les circonstances ont fait naître l’individu.

De plus, il importe que le travailleur dispose librement, selon son gré et ses nécessités, du produit de son travail, de son oeuvre. Qu’il n’ait à subir aucune intervention étrangère dans l’usage qu’il entend faire de celui-ci. L’individu ou l’association doit pouvoir, sans avoir à tenir compte de qui que ce soit d’autre, consommer lui-même sa production, ou l’échanger à titre gratuit ou de réciprocité, il doit lui être encore loisible de choisir ceux avec qui il échangera ses produits et ce qu’il recevra à la place.

L’individu une fois possesseur de son outil et de son produit, le capitalisme cesse d’être. Et de cette transformation des conditions du travail, l’individu tirera autre chose qu’une amélioration économique : il en retirera un bienfait au point de vue éthique. Au lieu d’être le salarié exploité, victime du patronat, doué en conséquence d’une mentalité « je m’en fichiste » quant à la confection du produit puisqu’il n’en jouit pas, désireux d’épargner son effort puisqu’un autre en profitera, le producteur individualiste anarchiste s’intéressera à sa besogne, cherchera à la parfaire sans cesse, à y apporter de la nouveauté, y déploiera de l’initiative. Il acquerra une fierté de l’oeuvre accomplie, une saine satisfaction personnelle, un intérêt si vif à son travail qu’il lui sera une source de joie de vivre et non plus un collier de misère.

Le même goût au travail, le même souci d’une exécution irréprochable, la même lutte contre la routine et le « toujours pareil » se retrouveront dans tous les métiers, dans toutes les activités possibles – ce qui, à l’heure actuelle, n’est le privilège que d’une minorité, le plus souvent de travailleurs intellectuels, artistes, savants, écrivains, tous ceux qui oeuvrent sous l’impulsion d’une vocation ou d’un choix déterminés.

La propriété ainsi comprise et mise en pratique n’a plus rien de commun avec « la propriété c’est le vol » ; elle marque un degré d’évolution et semble devoir être à la base de l’émancipation totale, de l’affranchissement de toutes les autorités. Ce sera la puissance créatrice restituée à chaque individu, selon ses capacités, bien entendu. Il est évident que des accords peuvent survenir entre les consommateurs producteurs pour que soit évitée la surproduction, qui ne s’entendrait, la spéculation ayant disparu, que du surplus de la production, une fois que celle-ci aurait couvert les nécessités du producteur, isolé ou associé, ou que, par le jeu des échanges, ces nécessités auraient été satisfaites.

Spéculation et exploitation ayant disparu, on ne voit pas que l’accumulation présente plus de dangers que dans le communisme. À vrai dire, qu’il s’agisse de communisme ou d’individualisme, leur réalisation économique au point de vue pratique ne peut être séparée d’une mentalité nouvelle, d’une autoconscience rendant inutile le contrôle, sous quelque nom qu’on le désigne. L’anarchisme, dans quelque domaine qu’on le conçoive, est fonction de l’entière absence de contrôle ou de surveillance, l’un et l’autre ramenant toujours à la pratique de l’autorité.

 


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