E. Armand

La Vie comme expérience

(1923)

 


Note

Armand précise en termes non équivoques que la vie de l'anarchiste est basée sur l'expérimentation, à travers des expériences qui mènent à d'autres expériences, dans une série sans fin qui caractérise une bonne vie et se termine par une bonne mort.

Source: E. Armand, L’initiation individualiste anarchiste, 1923.

 


 

DIFFÉRENTES CONCEPTIONS DE LA VIE

On peut considérer la vie comme une corvée, comme une fonction fastidieuse qu'il s'agit de remplir avec la volonté d'en avoir fini le plus rapidement possible. On peut l'envisager comme un marchepied à honneurs, comme un prétexte à gloire militaire, littéraire ou autre, ou encore comme une carrière.

On peut regarder la vie comme un moyen de parvenir à une situation libérale, commerciale, industrielle, comme un théâtre où vous est réservé un rôle politique ou administratif. On peut nourrir des visées beaucoup plus modestes, désirer vivre en « brave homme », en « honnête homme », en « ouvrier sérieux », commencer par l’apprentissage ou les études préparatoires à la profession ou au métier qu’on embrassera plus tard, continuer par le séjour à la caserne, où l'on est classé « bon soldat », poursuivre par la fabrique ou le bureau, où l'on se montre « bon travailleur », par un mariage le plus avantageux possible, toujours qualifié de « bon époux », de « bon père de famille », faire une partie de campagne les jours de repos, puis finir par mourir comme on a vécu, sans « faire de mal à personne », ni de bien non plus.

UNE CONCEPTION INDIVIDUALISTE DE LA VIE

Ces conceptions ne sont pas celles que s'en fait l’individualiste anarchiste.

Voyons donc quelle est son idée de la vie?

S'il est conséquent avec lui-même, s'il applique à la vie - en l'espèce à la sienne - la méthode expérimentale, il la considère comme une expérience, à vrai dire comme une série d’expériences, la présumant assez longue pour la varier, la mouvementer, en un mot pour la rendre profitable à soi-même. La vie - sa vie - lui sera un champ d'études et une leçon de choses.

C'est à dessein que nous répétons sa vie, car nul ne s’acquiert conscience de la vie qui ne prend d'abord conscience de la sienne. Somme toute, la vie n'est que parce nous existons, que parce que nous la percevons; la vie pourrait surabonder sans que nous existions, quel en serait l'intérêt pour nous?

CONDITIONS, PHASES, VALEUR DE L’EXPÉRIENCE

L'anarchiste vivra la vie intensément, sans autre restriction que de se maintenir en état de l'apprécier, sans autre mesure que sa capacité individuelle d'en jouir. Il n'en aura point peur. Il ne craindra pas les conséquences de ses expériences, ce qui ne veut pas dire qu’il les rendra dangereuses à plaisir. Il ne s'attardera pas à celles dont il ne retirerait qu'amertume et où il ne rencontrerait aucune satisfaction. Il ne les prolongera pas inutilement. Il ne sera jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt les circonstances lui dicteront la voie où s'engager et tantôt ses expériences influeront sur le cours des événements. Il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences jamais à accepter qu'elles le maîtrisent.

C'est pour la vie que l'individualiste vivra la vie, c’est pour l'expérience qu'il tentera l'expérience. Il ne s’attend nullement le succès de toutes celles qu'il essaiera; il ne s'acharnera pas sottement à exiger qu'elles aboutissent toutes au gré de ses voeux. Il s’attachera à celles qui lui paraîtront mériter le plus de ténacité et de persévérance, en rapport avec le bonheur qu'il en a déjà retiré. Le fait que telle expérience aura échoué, entreprise sous l'empire de certaines circonstances, ne l'empêchera pas de la renouveler, les conditions étant modifiées.

L'expérience est purement individuelle. Elle ne s'impose pas. Elle diffère d'individu à individu. Ses résultats sont autres selon qui la tente. L'individualiste anarchiste n'envisagera jamais l’expérience tentée en association que comme éminemment provisoire, dans un but déterminé et en rapport direct avec les joies qu'il peut en tirer dans toutes les domaines: intellectuels intérieurs, affectifs, sensuels, économiques. Ce qui ne veut pas dire pourtant qu'il rompra l’association par caprice ou à la moindre difficulté qui se présentera.

Le plaisir, l'intérêt de l'expérience consiste, pour une grande part, en les péripéties de l'effort accompli pour la mener à bonne fin. L’abri sur le bord de la route, la cabane au fond du champ, le chalet qui domine la colline, tous sont les résultantes d'efforts; achevés, ils symbolisent la halte, l'arrêt de l'effort, le terminus de l’expérience. Toute aspiration atteinte, tout but rejoint est gros d’insatisfaction, d’enlisement, de menace de se transformer en mare stagnante, de la vase de laquelle on ne se dépêtre plus. Le développement individuel, l’exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l'efficacité des réaction réclament que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent parfois. Certaines expériences contiennent en elles-mêmes le germe d'expériences ultérieures.

BIEN VIVRE ET MOURIR BIEN

Vit bien quiconque s'est amassé un trésor d'expériences, un trésor qui défie les voleurs, la rouille et les krachs. C'est grâce à la variété dès expériences qu'on apprend à connaître le coeur des hommes et le fond des choses, ce sont elles qui nous font écarter les voiles d’Isis et éclaircir les mystères. En les multipliant, les expériences font fréquenter à l'individualiste un bon nombre de camarades, une multitude de personnes qui n'en sont pas. Elles l'amènent à être « bon », non pas niaisement bon, mais à considérer autrui selon les lumières e la mentalité d'autrui, selon la conception qu'autrui se fait de la vie. C’est ce qui rend l'individualiste capable d'entreprendre des expériences à plusieurs. La pluralité des expériences agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, les débarrassant de la mesquinerie des jugements a priori, si communs chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.

L'homme qui a « bien vécu », autrement dit, réalisé le maximum d'expériences compatibles avec ses capacités de perception ou d'initiative, connu le maximum d'émotions et de sensations en rapport avec sa force de résistance ou son énergie d’appréciation, cet homme-là « meurt bien », rassasié d'expériences et non pas seulement d'années, comme l'indiquait l'antique et biblique formule. Rassasié d'expériences qui se sont succédées, remplacées, complétées, sans autre regret que le temps que lui a dérobé l'État ou la loi ou la société, et pendant lequel on n'a pu en accomplir de nouvelles. Sa couche dernière ignore les remords, la crainte d'une survivance quelconque, de son individualité qui, si elle existait jamais, ne pourrait constituer qu'un champ d'expériences. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il s'en va pleinement heureux à la pensée qu'il a pu contribuer, par exemple ou sa propagande, à engager d'autres sur la route large et féconde des expériences.

ASPECTS DIVERS DE LA VIE CONSIDÉRÉE COMME UNE EXPÉRIENCE

La vie comme expérience se vit, au point de vu individualiste, en dehors de la "loi" ou de " la morale" (moralismi) ou des “coutumes" (tradizioni del passato - convenzioni - consuetudini), toutes conventions calculées pour garantir le farniente de la stagnation intérieure à ceux qui dédaignent de se risquer, ceux-là par crainte, ceux-ci par intérêt.

La vie comme expérience lacère les programmes, foule aux pieds les bienséances, brise les vitres, descend de la tour d'ivoire. Elle quitte la cité du Fait Acquis, en sort par la porte de la Chose jugée et vagabonde, à l'aventure, dans la campagne ouverte de l'imprévu. Car l'expérience n'accepte jamais le fait acquis comme définitif et la chose jugée comme sans appel.

Certes, elle vagabonde, la vie comme expérience, comme une "outlaw", comme une sans logis, court vêtu ou pas vêtue du tout, - effroi du “moralitéisme”, terreur du “comme il faut”, bourgeois respectables toujours affolés à l'idée qu'on vienne, la nuit, heurter le marteau de leur huis et les éveiller de leurs stupéfiantes habitudes.

La vie vécue comme expérience ne se soucie pas de la défaite ou du volume des résultats obtenus. Elle ne s'en inquiète pas plus que de la victoire. Triomphes, échecs, obstacles qu'on contourne, barrières qu'on renverse, chutes dans la boue, autant de sujets d'expérience. Une seule chose est capable de l'émouvoir : le sentiment qu'elle pourrait être vécue inutilement ou sans profit.

LA PUBLICITÉ DE L'EXPÉRIENCE

Pour atteindre son maximum d'utilité, le voyage à la recherche, à la conquête de l'expérience, demande qu'il sera décrit, raconté, analysé, communiqué à autrui; on escompte qu'autrui apprendra par ses péripéties comment vivre plus pleinement, plus largement, - qu'elles lui donneront le goût de ceindre ses reins, de saisir son bâton et de prendre, lui aussi, la route.

Nombre d’individualistes s’accordent pour déclarer que l'expérience qui profite uniquement à celui qui la tente manque en partie son but; c'est comme le procédé nouveau que découvrirait un savant et dont il verrouillerait la formule dans le coffre-fort de sa mémoire. La publicité de l’expérience est d’ailleurs l’un des aspects de la volonté de se reproduire.

L'effort, l'expérience ne réalisent leur puissance de rayonnement et ne procurent jamais autant de jouissance intellectuelle que dans la mesure où ils sont exposés devant le monde, le monde des altérés et des affamés, et livré comme un breuvage ou comme une nourriture. Peu importe ensuite que ceux qui n'en veulent pas user se détournent en haussant les épaules. L'œuvre de propagande n'en est pas moins accomplie : l'œuvre féconde qui émane du moi de l’individu-foyer pour aboutir au hors-moi, susceptible d’être illuminé; l'œuvre de distinction et de sélection personnelle dans les masses.

Pour faire penser et apprécier pour et par soi-même, rien ne vaut pour susciter en autrui le désir de l'expérience et l'équiper pour cela. Et plus l'expérience a été longue à poursuivre, riche en surprises, hérissée de difficultés, saturée de joie, moins ceux qui l'ont risquée cherchent à empiéter sur la liberté de penser et d'agir d'autrui. Plus aussi croît le nombre de ceux que vivre n'effraie plus parce qu'ils ont su expérimenter.

Naturellement, force est, pour être exposé et raconté, que le voyage à la conquête de l'expérience en vaille la peine.

 


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