Mikhail Bakunin

Contre l'individualisme, pour le collectivisme

(1871)

 



Note

Bakounine est le représentant d'une vision sociale de l'anarchie qui s'oppose à toute forme d'égoïsme (qualifié par lui sous le nom d'individualisme) qui peut être retracé dans d'autres exposants qui appartiennent à la grande courante de l'Anarchie, comme Max Stirner. A l'individualisme il oppose le collectivisme entendu comme solidarité sociale et cooperation dans les activité productives.

En 1868, au Congrès de la Ligue pour la Paix et la Liberté, Bakunin se disait "collectiviste" et affirmait : "Je veux que la société et la propriété collective ou sociale soient organisées de bas en haut par la libre association, et non de haut en bas par une quelconque autorité. En ce sens, je suis un collectiviste."

 


 

L'individualisme

Source: Trois Conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, Troisième Conférence, Mai 1871.

Depuis 1830, le principe bourgeois a eu pleine liberté de s'y manifester dans la littérature, dans la politique, et dans l'économie sociale. On peut le résumer par un seul mot, l’individualisme.

J'entends par individualisme cette tendance qui - considérant toute la société, la masse des individus, comme des indifférents, des rivaux, des concurrents, comme des ennemis naturels, en un mot, avec lesquels chacun est bien forcé de vivre, mais qui obstruent la voie à chacun - pousse l'individu à conquérir et à établir son propre bien-être, sa prospérité, son bonheur malgré tout le monde, au détriment et sur le dos de tous les autres. C'est une course au clocher, un sauve-qui-peut général où chacun cherche à parvenir le premier. Malheur aux faibles qui s'arrêtent, ils sont devancés. Malheur à ceux qui, lassés de fatigue, tombent en chemin, ils sont de suite écrasés. La concurrence n'a point de coeur, n'a point de pitié. Malheur aux vaincus! Dans cette lutte, nécessairement, beaucoup de crimes doivent se commettre; toute cette lutte fratricide d'ailleurs n'est qu'un crime continu contre la solidarité humaine, qui est la base unique de toute morale. L'État, qui, dit-on, est le représentant et le vindicateur de la justice, n'empêche pas la perpétration de ces crimes, il les perpétue et les légalise au contraire. Ce qu'il représente, ce qu'il défend, ce n'est pas la justice humaine, c'est la justice juridique, qui n'est rien autre chose que la consécration du triomphe des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres. L'État n'exige qu'une chose: c'est que tous ces crimes soient accomplis légalement. Je puis vous ruiner, vous écraser, vous tuer, mais je dois le faire en observant les lois. Autrement je suis déclaré criminel et traité comme tel. Tel est le sens de ce principe, de ce mot, l’individualisme.

Maintenant, voyons comment ce principe s'est manifesté dans la littérature, dans cette littérature créée par les Victor Hugo, les Dumas, les Balzac, les Jules Janin et tant d'autres auteurs de livres et d'articles de journaux bourgeois, qui depuis 1830 ont inondé l'Europe, portant la dépravation et réveillant l'égoïsme dans les cours des jeunes gens des deux sexes, et malheureusement même du peuple. Prenez tel roman que vous voulez: à côté des grands et faux sentiments, des belles phrases, qu'y trouvez-vous? Toujours la même chose. Un jeune homme est pauvre, obscur, méconnu; il est dévoré de toutes sortes d'ambitions et d'appétits. Il voudrait habiter un palais, manger des truffes, boire du champagne, rouler carrosse, et coucher avec quelque belle marquise. Il y parvient à force d'efforts héroïques et d'aventures extraordinaires, tandis que tous les autres succombent. Voilà le héros: c'est l'individualisme pur.

Voyons la politique. Comment s'y exprime le principe? Les masses, dit-on, ont besoin d'être menées, gouvernées; elles sont incapables de se passer de gouvernement, comme aussi elles sont incapables de se gouverner par elles-mêmes. Qui les gouvernera? Il n'y a plus de privilège de classe. Tout le monde a le droit de monter aux plus hautes positions et fonctions sociales. Mais pour y parvenir il faut être intelligent, habile; il faut être fort et heureux; il faut savoir et pouvoir l'emporter sur tous les rivaux. Voilà encore une course au clocher: ce seront les individus habiles et forts qui gouverneront, qui tondront les masses.

Considérons maintenant ce même principe dans la question économique, qui au fond est la principale, on pourrait dire l'unique question. Les économistes bourgeois nous disent qu'ils sont les partisans d'une liberté illimitée des individus et que la concurrence est la condition de cette liberté. Mais voyons quelle est cette liberté? Et d'abord une première question: Est-ce le travail séparé, isolé, qui a produit et qui continue de produire toutes ces richesses merveilleuses dont se glorifie notre siècle? Nous savons bien que non. Le travail isolé des individus serait à peine capable de nourrir et de vêtir un petit peuple de sauvages; une grande nation ne devient riche et ne peut subsister que par le travail collectif, solidairement organisé. Le travail (pour) la production des richesses étant collectif, il semblerait logiquement, n'est-ce pas? que la jouissance de ces richesses devrait l'être aussi. Eh bien, voilà ce que ne veut (pas), ce que repousse avec haine l'économie bourgeoise. Elle veut la jouissance isolée des individus. Mais de quels individus? Serait-ce de tous? Oh, non, point du tout. Elle veut la jouissance des forts, des intelligents, des habiles, des heureux. Ah! oui, des heureux surtout. Car dans son organisation sociale, et conformément à cette loi d'héritage qui en est le fondement principal, il naît une minorité d'individus plus ou moins riches, heureux, et des millions d'être humains déshérités, malheureux. Puis la société bourgeoise dit à tous ces individus: Luttez, disputez-vous le prix, le bien-être, la richesse, la puissance politique. Les vainqueurs seront heureux. Y a-t-il au moins égalité dans cette lutte fratricide? Non, pas du tout. Les uns, le petit nombre, sont armés de pied en cap, forts de leur instruction et de leur richesse héritées, et les millions d'hommes du peuple se présentent dans l'arène presque nus, avec leur ignorance et leur misère également héritées. Quel est le résultat nécessaire de cette concurrence soi-disant libre? Le peuple succombe, la bourgeoisie triomphe, et le prolétariat enchaîné est forcé de travailler comme un forçat pour son éternel vainqueur, le bourgeois.

Le bourgeois est muni principalement d'une arme contre laquelle le prolétariat restera toujours sans possibilité de défense, tant que cette arme, le capital,  - qui est devenu désormais, dans tous les pays civilisés, l'agent principal de la production industrielle, - tant que ce nourrisseur du travail sera tourné contre lui.

Le capital, tel qu'il est constitué et approprié aujourd'hui, n'écrase pas seulement le prolétariat, il assomme, exproprie et réduit (à la misère) une immense quantité de bourgeois. La cause de ce phénomène, que la moyenne et la petite bourgeoisie ne comprend pas assez, qu'elle ignore, est pourtant toute simple. Grâce à la concurrence, grâce à cette lutte à mort qui, grâce à la liberté conquise par le peuple au profit des bourgeois, règne aujourd'hui dans le commerce et dans l'industrie, tous les fabricants sont forcés de vendre leurs produits, ou plutôt les produits des travailleurs qu'ils emploient, qu'ils exploitent, au plus bas prix possible. Vous le savez par expérience, les produits chers se voient de plus en plus exclus du marché aujourd'hui par les produits à bon marché, alors même que ces derniers sont beaucoup moins parfaits que les premiers. Voilà donc une première conséquence funeste de cette concurrence, de cette lutte intestine dans la production bourgeoise. Elle tend nécessairement à remplacer les bons produits par des produits médiocres, les travailleurs habiles par des travailleurs médiocres. Elle diminue en même temps la qualité des produits et celle des producteurs.


Le collectivisme

Source: Trois Conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, Deuxième Conférence, Mai 1871.

L'homme ne crée pas volontairement la société: il y naît involontairement. Il est par excellence un animal social. Il ne peut devenir un homme, c'est-à-dire un animal pensant, aimant et voulant, qu'en société. Imaginez-vous l'homme doué par la nature des facultés les plus géniales, jeté dès son bas âge en dehors de toute société humaine, dans un désert. S'il ne périt pas misérablement, ce qui est le plus probable, il ne sera rien qu'une brute, un singe, privé de parole et de pensée - Car la pensée est inséparable de la parole; aucun ne peut penser sans paroles. Alors même que parfaitement isolé, Vous Vous trouvez seul avec Vous-même, pour penser Vous devez faire usage de mots; Vous pouvez bien avoir des imaginations représentatives des choses, mais aussitôt que Vous voulez penser une chose, Vous devez Vous servir de mots, car les mots seuls déterminent la pensée, et donnent aux représentations fugitives, aux instincts, le caractère de la pensée. La pensée n'est point avant la parole, ni la parole avant la pensée; ces deux formes d'un même acte du cerveau humain naissent ensemble. Donc, point de pensée sans parole. Mais qu'est-ce que la parole? C'est la communication, c'est la conversation d'un individu humain avec beaucoup d'autres individus. L'homme animal ne se transforme en être humain, c'est-à-dire pensant, que par cette conversation, que dans cette conversation. Son individualité, en tant qu'humaine, sa liberté, est donc le produit de la collectivité.

L'homme ne s'émancipe de la pression tyrannique qu'exerce sur chacun la nature extérieure que par le travail collectif; car le travail individuel, impuissant et stérile, ne saurait jamais vaincre la nature. Le travail productif, celui qui a créé toutes les richesses et toute notre civilisation, a été toujours  un travail social, collectif; seulement jusqu'à présent il a été iniquement exploité par des individus au détriment des masses ouvrières. De même l'éducation et l'instruction qui développent l'homme, cette éducation et cette instruction dont M(essieu)rs les bourgeois sont si fiers, et qu'ils versent avec tant de parcimonie sur les masses populaires, sont également les produits de la société tout entière. Le travail et, je dirai même plus, la pensée instinctive du peuple les créent, mais ils ne les ont créés jusqu'ici qu'au profit des individus bourgeois. C'est donc encore une exploitation d'un travail collectif par des individus qui n'y ont aucun droit.

Tout ce qui est humain dans l'homme, et plus que toute autre chose la liberté, est le produit d'un travail social, collectif. Être libre dans l'isolement absolu est une absurdité inventée par les théologiens et les métaphysiciens, qui ont remplacé la société des hommes par celle de leur fantôme, de Dieu. Chacun, disent-ils, se sent libre en présence de Dieu, c'est-à-dire du vide absolu, du Néant; c'est donc la liberté du Néant, ou bien le Néant de la liberté, l'esclavage. Dieu, la fiction de Dieu, a été historiquement la source morale, ou plutôt immorale, de tous les asservissements.

Quant à nous, qui ne voulons ni fantômes, ni Néant, mais la réalité humaine vivante, nous reconnaissons que l'homme ne peut se sentir et se savoir libre - et par conséquent, ne peut réaliser sa liberté - qu'au milieu des hommes. Pour être libre, j'ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité, se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m'entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d'être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation, et l'extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l'assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le paradis humain sur la terre.

Mais cette liberté n'est possible que dans l'égalité. S'il y a un être humain plus libre que moi, je deviens forcément son esclave; si je le suis plus que lui, il sera le mien. Donc, l'égalité est une condition absolument nécessaire de la liberté.

 


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