Georges Bastien

Militarisme

(1934)

 



Note

L'auteur prévoit de nouveaux instruments de guerre plus meurtriers qu'auparavant qui seront bientôt largement utilisés dans le grand massacre de la Seconde Guerre mondiale. De plus, il souligne que le militarisme n'est pas l'enfant du patriotisme, mais qu'il crée des patries inventées afin de pouvoir ensuite justifier son existence par un sentiment, l'amour de la patrie, généré artificiellement.

Source: Georges Bastien, Militarisme, Encyclopédie Anarchiste, Paris, 1925-1934.

 


 

" Le militarisme est un système qui consiste à avoir et entretenir des militaires, des armées. Son but essentiel et avoué est la préparation de la guerre. Le recrutement d’une armée permanente ; l’organisation des cadres d’une armée de réserve ; l’accumulation, la mise, le maintien en état de servir d’un matériel de guerre toujours plus moderne, plus perfectionné, bref, c’est l’organisation préalable de la guerre.
 
Cette organisation colossale, mise à la disposition des gouvernements, leur permet de poursuivre un double but : pouvoir lutter contre les gouvernements étrangers en cas de conflit entre eux et avoir sous la main un appareil formidable de répression violente en cas de soulèvement populaire. Les gouvernements ont un absolu besoin de l’armée tant contre leurs ennemis de l’extérieur que contre ceux de l’intérieur.

Théoriquement, pour justifier l’existence du militarisme, on dit que son but est la défense nationale, la sauvegarde de l’intégrité du territoire. En réalité, lorsqu’on suit l’histoire de ces derniers temps, et qu’on voit l’armée servir à attaquer les autres pays, à conquérir des colonies, à réprimer les manifestations ouvrières et les grèves, le rôle de l’armée apparaît tout autre : c’est la défense de l’autorité gouvernementale établie qu’elle assure.

D’autres articles démontrent le bluff du patriotisme et de la défense nationale. D’autres établissent que l’État (avec son gouvernement) n’est qu’une institution au service des grandes et puissantes organisations capitalistes : financières, industrielles et commerciales. D’autres encore prouveront que la guerre défensive ou offensive – et qui pourrait faire réellement la distinction ? – ne sont que des chicanes entre divers groupes de capitalistes, chicanes qui se règlent dans le sang des peuples mobilisés.

Contentons-nous de faire voir que le militarisme est l’arme par excellence de domination des gouvernements, que c’est le bras armé qui frappe les ennemis des dits gouvernements, ennemis nationaux ou étrangers.

Les maîtres ont des rivalités d’intérêts avec les maîtres d’autres régions ; ou bien ils ont jeté leur dévolu sur une contrée coloniale incapable de se défendre et contenant des richesses ; ils lancent leur armée ou la nation entière rassemblée dans la bataille pour imposer leurs volontés et en tirer des bénéfices.

D’autres fois, les peuples, à bout de patience et révoltés par une exploitation trop féroce ou une tyrannie trop cruelle, secouent leurs préjugés et leur résignation, et se révoltent. Alors, l’institution policière et judiciaire étant devenue insuffisante pour faire rentrer tout dans l’ordre gouvernemental, on fait intervenir les forces militaires avec leurs moyens puissants et perfectionnés de destruction. Le capitalisme yankee n’a-t-il pas mis en œuvre, dans les grèves, les mitrailleuses et les gaz ?

Ce double objectif du militarisme est nettement visible dans son évolution actuelle.

Le capitalisme, surtout le financier, s’internationalisant, les grands consortiums étant arrivés à conclure des ententes ou à se résorber l’un dans l’autre ; la dernière guerre ayant tellement remué le monde que les intérêts capitalistes s’en sont trouvés menacés, on assiste à ce phénomène : l’internationalisation du capitalisme est suivie parallèlement par une internationalisation des gouvernements. La Société des Nations n’est qu’un essai, encore informe, d’un gouvernement international qui sera le chargé d’affaires des groupes financiers internationaux comme les gouvernements nationaux le sont des groupes capitalistes nationaux. Ces groupes financiers internationaux, qui deviennent de plus en plus puissants, ont des intérêts un peu partout. Une guerre leur serait préjudiciable, tout au moins une guerre entre les nations qui leur sont asservies. Ils tentent de faire disparaître ces sortes de conflits, pour ne conserver la guerre que contre les pays qui ne voudraient pas se soumettre à leur puissance. Peu à peu, ainsi, se constitue une sorte de Super- État qui, lorsqu’il sera arrivé à son apogée, fera régner la paix capitaliste, semblable à l’ancienne paix romaine, paix qui signifiera l’asservissement de tous les peuples à quelques groupes financiers reliés par un pacte et donnant des ordres au Super-État. Cette évolution est visible à l’ heure actuelle.

D’autre part, une autre évolution se poursuit : celle des méthodes de guerre que la science transforme de jour en jour. Grâce à l’automobile, à la mécanique, à la balistique, aux explosifs nouveaux, à l’aviation, à la T. S. F., aux rayons électriques, aux créations d’une chimie ingénieuse, aux gaz asphyxiants, à la bactériologie, la guerre future se présente sous d’autres aspects que dans le passé.

Au lieu de voir manœuvrer d’immenses cohortes, des millions d’hommes mobilisés et armés, suivis d’un matériel lourd et considérable, se précipiter sur d’autres groupes semblables, on verra des escadrilles d’avions survolant le pays ennemi, laissant tomber des obus, des bombes à gaz ou incendiaires sur tous les points vitaux de la région, semant la ruine et la terreur.

Pour ce genre de guerre, il suffit d’une petite armée de techniciens, de mercenaires destructeurs pilotant les appareils de mort, et d’une nation travaillant dans les usines pour leur fournir matériel et munitions nécessaires. Le service militaire obligatoire, les grosses armées permanentes, la mobilisation générale sous les armes peuvent disparaître, la guerre ne s’en poursuivra pas moins, et elle restera toujours suspendue sur la tête des peuples comme une épée de Damoclès, mille fois plus meurtrière, plus grosse de ravages étendus, rapides et profonds.

Cette double évolution des méthodes de guerre, et de formation d’un super-État capitaliste, devrait logiquement amener la disparition ou la diminution du militarisme, la réduction des budgets de la guerre, le désarmement même si réellement le militarisme n’avait d’autre but que de garantir la défense nationale.

Il n’en est rien, et c’est ce qui prouve que le militarisme a un autre but, inavoué celui-là : le maintien de l’ordre gouvernemental à l’intérieur, lequel exige de plus en plus des organismes de répression souples et puissants, capables de tenir tête, à l’occasion, aux soulèvements populaires, de briser dès l’aube les révolutions.

Peu à peu, l’armée de conscription fait place à une armée de métier. On enrôle systématiquement des mercenaires; on enrégimente, pour le service de marâtres métropoles, de pauvres bougres de coloniaux. En 1929, on comptait, en France, 326.000 mercenaires, armée formidable et toujours prête à donner main-forte au gouvernement si son existence était menacée. Cette armée mercenaire, augmentée d’une gendarmerie mobile et d’une police toujours renforcée et qui sera bientôt étatisée, c’est-à-dire près de 500000 hommes bien armés et outillés pour la répression, est plus forte que l’armée de conscription. C’est le plus formidable outil de défense que l’État français ait jamais institué. C’est un militarisme qui retourne à l’ancienne conception de l’armée de métier, colossale gendarmerie dont le rôle sera de tenir le peuple dans l’assujettissement le plus absolu.

Dans les autres pays capitalistes, on constate la même évolution. Elle est la caractéristique du militarisme moderne qui se trouve ainsi orienté vers deux fins : une armée de guerre, relativement peu nombreuse, mais pourvue des moyens les plus scientifiques de destruction ; une garde formidable, dispersée dans tout le pays, chargée de tenir dans l’obéissance la multitude ouvrière.

En résumé, le militarisme évolue avec la constitution des États, et avec les méthodes de guerre, mais il persiste. Il change de forme, mais c’est pour reparaître plus formidable, mieux outillé, mieux adapté aux conditions du temps. Quant à son but et à sa destination, il reste le même à travers les temps : assurer la domination là d’un individu ; ailleurs: de groupes tyranniques suçant et rançonnant la masse.

On peut dire que le militarisme a pris naissance en même temps que la domination de l’homme sur l’homme. Ceux qui commandaient les autres humains on t toujours pensé que leur règne devait, par prudence, ne pas compter exclusivement sur la résignation et une soumission bénévole, mais avoir une force de violence à leur disposition pour mâter les adversaires.

Aussi loin qu’on fouille l’histoire, on s’aperçoit que le militarisme a toujours été un corollaire obligatoire de l’autorité. Au fur et à mesure que l’autorité se concentrait dans les mains d’un puissant souverain, l’organisation du militarisme se compliquait et s’amplifiait. C’est sur le militarisme, et avec son aide, que les grands États se sont formés : Égypte, Chaldée, Assyrie, Perse, Grèce, Rome, dans l’antiquité.

Et plus près de nous, les grands États ne se sont agglomérés que par la constitution et l’intervention d’armées toujours plus puissantes, lesquelles affermissaient l’autorité du souverain, d’abord, et s’étendaient ensuite, par la conquête, aux contrées voisines. Le militarisme n’est pas la conséquence du patriotisme, puisque ce sont, presque toujours, les conquêtes des armées et l’annexion militaire imposée et maintenue qui ont rassemblé ces blocs factices que sont les patries modernes. La patrie est fille du militarisme. Aussi est-il naturel, logique, que les patriotes soient en même temps militaristes. On ne renie pas aisément ses origines. Et ceux qui nous présentent un patriotisme édulcoré, presque honteux de lui-même devraient bien se rappeler que les notions de patrie, d’armée et le militarisme sont en étroite filiation. D’ailleurs, qu’éclate un conflit ou leur patrie est en jeu, et les voilà versant obligatoirement dans un militarisme suraigu.

Avec la constitution des royaumes et empires stables, on a assisté à l’organisation de plus en plus méthodique des armées permanentes. Les premiers souverains appelaient aux armes leurs nobles vassaux, qui accouraient avec leurs hommes d’armes. La nécessité de maintenir l’ordre intérieur, la domination du souverain et celle de livrer des guerres incessantes, a poussé les monarques à constituer des formations durables, solidement organisées, pliées sous une discipline de fer, prêtes à intervenir à chaque instant et n’importe où. Mais c’était toujours l’armée du roi, la marine royale.

La révolution française de 1789, en ruinant politiquement le pouvoir absolu du monarque, a modifié le caractère de la souveraineté qui s’abrite sous le masque des États. Et elle a amené la transformation du militarisme. Aux armées mercenaires royales sont venues se substituer les armées nationales, amenées par la conscription obligatoire. La centralisation des États se renforçant, les guerres exigèrent des forces de plus en plus puissantes. L’ère du militarisme moderne s’ouvre avec la Révolution ; puis c’est Napoléon, la constitution d’un empire russe, d’un empire allemand, d’une royauté italienne, d’un empire austro-hongrois, etc... Plus les États sont puissants et centralisés, et plus les militarismes se développent. Ce sont deux organismes connexes : l’un est le corollaire de l’autre. Et si quelque jour, nous voyons se constituer un super-État européen, il aura à sa disposition un militarisme formidable auprès duquel ceux d’aujourd’hui ne sont que des jouets. Il en est déjà question.

Vouloir se débarrasser du militarisme en conservant les États est une plaisanterie ou une chimère. L’État soi-disant prolétarien de Russie, surtout dans le cadre mondial actuel, est autant, sinon plus, militariste que les autres.

Un État sans appui militaire, sans appareil de coercition ne pourrait point vivre, bientôt secoué par les revendications des basses couches sociales. D’autre part, un militarisme sans État n’a point de raison d’exister.

Cette institution indispensable aux gouvernements est effroyablement onéreuse pour les peuples. S’il fallait calculer ce qu’ont coûté d’abord les périodes préparatoires des années de « paix armée » si lourdes pour les budgets des nations, puis, en vies humaines, en destructions imbéciles ou monstrueuses, en richesses anéanties, les guerres et les répressions, et si on y ajoutait les dettes contractées par les États pour parer aux dépenses formidables des unes et des autres, on resterait confondu. Il suffit de voir les milliards gaspillés par l’Europe d’après-guerre en préparation militaire pour comprendre que le militarisme, en même temps qu’il en est l’engin destructeur, est la sangsue des sociétés modernes.

[...]

Un des premiers efforts d’une société organisée pour la justice, la liberté et le bien-être, devra être la disparition du militarisme, qui entraînera celle des patries et celle des États, perdant leur soutien.

La suppression du militarisme, à elle seule, apportera un immense soulagement matériel, une augmentation considérable des satisfactions de chacun. Et la disparition de ce formidable instrument de tyrannie et d’oppression sera la meilleure garantie de la liberté de tous. "

 


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