James Guillaume

Le Fédéralisme

(1871)

 



Note

Guillaume interprète la Commune de Paris comme un phénomène essentiellement fédéraliste. De plus, il fait une distinction avec d'autres entités définies comme fédérales mais qui sont toujours caractérisées par la présence de l'État, le concept de Nation et la réalité de la souveraineté territoriale.

Source: James Guillaume, Le Fédéralisme, Solidarité, nouvelle série, n. 2, 12 Aprile 1871. Aussi dans, James Guillaume, L'Internationale. Documents et Souvenirs (1864-1878).

 


 

Le véritable caractère de la révolution qui s’est accomplie à Paris [la Commune, mars-mai 1871] commence à se dessiner d’une façon assez nette pour que tous, même les esprits les plus étrangers aux théories politiques, puissent maintenant l’apercevoir clairement.

La révolution de Paris est fédéraliste.

Le peuple parisien veut avoir la liberté de s’organiser comme il l’entendra, sans que le reste de la France ait à se mêler du ménage parisien ; et en même temps, il renonce de son côté à toute immixtion dans les affaires des départements, en les engageant à s’organiser chacun à sa guise, dans la plénitude de l’autonomie communale.

Les différentes organisations qui se seront de la sorte librement constituées pourront ensuite librement se fédérer pour se garantir mutuellement leurs droits et leur indépendance.

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Il importe de ne pas confondre le fédéralisme tel que le comprend la Commune de Paris avec le soi-disant fédéralisme qui existe en Suisse et aux États-Unis d’Amérique.

La Suisse est simplement un État fédératif, et ce mot seul exprime déjà toute la différence de ces deux systèmes. La Suisse est un État, c’est-à dire quelle a une unité nationale ; et, par suite, malgré l’apparence fédérative, la souveraineté y est attribuée à la nation dans son ensemble. Les cantons, au lieu d’être considérés comme des individualités distinctes et absolument souveraines, sont censés n’être que des fractions d’un tout qui s’appelle la nation suisse. Un canton n’a pas la libre disposition de lui-même ; il peut bien, dans une certaine mesure, gérer lui-même ses affaires ; mais il ne possède pas la véritable autonomie, c’est-à-dire que ses facultés législatives sont limitées par la constitution fédérale ; et cette constitution fédérale n’est pas un contrat, dans le vrai sens du mot ; elle n’a pas été acceptée individuellement par chacun des contractants : elle a été imposée aux cantons par le vote d’une majorité. Un canton n’a pas le droit de résilier le contrat fédéral ; il lui est interdit de sortir de la fédération ; il lui est même interdit, comme nous le voyons en ce moment dans les affaires du Tessin, de se fractionner pour former des cantons nouveaux. Le moindre mouvement politique ou socialiste, une grève par exemple, peut amener dans le canton les troupes fédérales.

La fédération, en Suisse, n’est donc que dans les mots. Ce n’est pas fédération qui est le véritable nom du système suisse, c’est décentralisation. La Suisse idéalise, à peu de chose près, le système qui avait été établi en France par la constitution de 1791, et que l’Assemblée de Versailles, « s’inspirant des grands principes de 1789 », se propose de restaurer pour donner le change aux aspirations fédéralistes.

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Le fédéralisme, dans le sens que lui donne la Commune de Paris, et que lui a donné il y a bien des années le grand socialiste Proudhon, qui le premier en a exposé scientifiquement la théorie, — le fédéralisme est avant tout la négation de la nation et de l’État.

Pour le fédéralisme, il n’y a plus de nation, plus d’unité nationale ou territoriale. Il n’y a qu’une agglomération de communes fédérées, agglomération qui n’a d’autre principe déterminant que les intérêts des contractants, et qui par conséquent n’a aucun égard aux questions de nationalisme ou de territoire.

Il n’y a également plus d’État, plus de pouvoir central supérieur aux groupes et leur imposant son autorité : il n’y a que la force collective résultant de la fédération des groupes, et cette force collective, qui s’exerce pour le maintien et la garantie du contrat fédéral, — véritable contrat synallagmatique cette fois, stipulé individuellement par chacune des parties, — cette force collective, disons-nous, ne peut jamais devenir quelque chose d’antérieur et de supérieur aux groupes fédérés, quelque chose d’analogue à ce que l’État est aujourd’hui à la société et aux communes. L’État centralisé et national n’existant donc plus, et les Communes jouissant de la plénitude de leur indépendance, il y a véritablement an-archie, absence d’autorité centrale.

Mais qu’on ne croie pas qu’après avoir supprimé les États et le nationalisme, le fédéralisme aboutisse à l’individualisme absolu, à l’isolement, à l’égoïsme. Non, le fédéralisme est socialiste, c’est-à-dire que pour lui la solidarité est inséparable de la liberté. Les communes, tout en restant absolument autonomes, se sentent, par la force des choses, solidaires entre elles ; et, sans rien sacrifier de leur liberté, ou, disons mieux, pour assurer davantage leur liberté, elles s’unissent étroitement par des contrats fédératifs, où elles stipulent tout ce qui touche à leurs intérêts communs : les grands services publics, l’échange des produits, la garantie des droits individuels, le secours réciproque en cas d’agression quelconque.

Que le peuple français, réveillé enfin par ses malheurs, ouvre les yeux à la lumière de la vérité : qu’il soit en 1871 l’initiateur de la République fédérative et sociale, comme il a été en 1793 le proclamateur des droits de l’homme ; et l’Europe, préservée de la restauration gothique dont la menace l’Empire d’Allemagne, verra luire dans un prochain avenir les jours de la liberté et de l’égalité.

 


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