Élie Halévy

L'ère des tyrannies

(1936)

 



Note

Mémoire présentée à Paris à la séance de la Société française de Philosophie du 28 novembre 1936.

Dans cette mémoire Élie Halévy introduit des idées plutôt anti-conventionnelles, même aujourd’hui, sur la contradiction interne de la pensée et de l’action des socialistes, qui parlent de libération des individus et d’internationalisme au même temps qu’ils veulent homogénéiser tous sous le contrôle de l’état national. Le résultat c’est le socialisme national (ou national-socialisme) qui est encore l’idéologie préféré des intellectuelles de tous partis et de toute orientation (soi-disant gauche ou droite).  

 


 

M. ÉLIE HALÉVY, professeur à l'Ecole des Sciences politiques, a soumis sous ce titre à la Société française de Philosophie les considérations suivantes:

 

Le socialisme, depuis sa naissance, au début du XIXe siècle, souffre d'une contradiction interne. D'une part, il est souvent présenté, par ceux qui sont les adeptes de cette doctrine, comme l'aboutissement et l'achèvement de la Révolution de 1789, qui fut une révolution de la liberté, comme une libération du dernier asservissement qui subsiste après que tous les autres ont été détruits: l'asservissement du travail par le capital. Mais il est aussi, d'autre part, réaction contre l'individualisme et le libéralisme; il nous propose une nouvelle organisation par contrainte à la place des organisations périmées que la Révolution a détruites:

a) Le socialisme, sous sa forme primitive, n'est ni libéral, ni démocratique, il est organisateur et hiérarchique. Voir en particulier le socialisme saint-simonien;

b) La révolution socialiste de 1848 aboutit, par un double mouvement de réaction contre l'anarchie socialiste et de développement du principe organisateur que recèle le socialisme, au césarisme de 1851 (très influencé par le saint-simonisme);

c) A l'origine du socialisme démocratique allemand, il y a Karl Marx, internationaliste, fondateur de l'Internationale, et qui aspire à un état définitif du genre humain qui sera d'anarchie en même temps que de communisme. Mais il y a aussi Ferdinand Lassalle, nationaliste en même temps que socialiste, inspirateur direct de la «monarchie sociale» de Bismarck.

Ces remarques nous semblent trouver une confirmation sensationnelle dans l'évolution générale de la société européenne, depuis le début de la Grande Guerre et l'ouverture de ce que nous proposons d'appeler l'ère des tyrannies.

[Je me bornerai à dire deux mots sur les raisons qui m'ont amené à préférer le vocable « tyrannie» au vocable «dictature». C'est que le mot latin de dictature implique l'idée d'un régime provisoire, qui laisse intact, à la longue, un régime de liberté, considéré, malgré tout, comme normal. Tandis que le mot grec de tyrannie exprime l'idée d'une forme normale de gouvernement, que l'observateur scientifique des sociétés doit ranger à côté des autres formes normales: royauté, aristocratie, et démocratie. On ne saurait donc parler d'une «ère des dictatures». Il m'est apparu d'ailleurs - sans connaître suffisamment, je l'avoue, l'histoire du monde antique, mais je suis heureux d'avoir reçu, sur ce point, l'approbation sans réserve de Marcel Mauss - que les analyses complémentaires de Platon et d'Aristote sur la manière dont s'opéra dans le monde antique le passage de la démocratie à la tyrannie trouvent une application profonde aux phénomènes historiques dont nous sommes aujourd'hui les spectateurs.]

L'ère des tyrannies date du mois d'août 1914, en d'autres termes du moment où les nations belligérantes adoptèrent un régime qu'on peut définir de la façon suivante:

a) Au point de vue économique, étatisation extrêmement étendue de tous les moyens de production, de distribution et d'échange; - et, d'autre part, appel des gouvernements aux chefs des organisations ouvrières pour les aider dans ce travail d'étatisation - donc syndicalisme, corporatisme, en même temps qu'étatisme;

b) Au point de vue intellectuel, étatisation de la pensée, cette étatisation prenant elle-même deux formes: l'une négative, par la suppression de toutes les expressions d'une opinion jugée défavorable à l'intérêt national; l'autre positive, par ce que nous appellerons l'organisation de l'enthousiasme.

C'est de ce régime de guerre, beaucoup plus que de la doctrine marxiste, que dérive tout le socialisme d'après-guerre. Le paradoxe du socialisme d'après-guerre c'est qu'il recrute des adeptes qui viennent à lui par haine et dégoût de la guerre, et qu'il leur propose un programme qui consiste dans la prolongation du régime de guerre en temps de paix. Le bolchevisme russe a présenté, pour commencer, les caractères que nous disons. La Révolution russe, née d'un mouvement de révolte contre la guerre, s'est consolidée, organisée, sous la forme du «communisme de guerre» pendant les deux années de guerre avec les armées alliées qui vont de la paix de Brest-Litowsk à la victoire définitive des armées communistes en 1920. Un trait nouveau s'ajoute ici à ceux que nous avons définis plus haut. En raison de l'effondrement anarchique, de la disparition totale de l'État, un groupe d'hommes armés, animés par une foi commune, a décrété qu'il était l'État: le soviétisme, sous cette forme, est, à la lettre, un «fascisme».

Dans l'Europe centrale, c'est précisément le «fascisme», imitation directe des méthodes russes de gouvernement, qui a réagi contre l' «anarchie» socialiste. Mais il s est trouvé amené à constituer, sous le nom de «corporatisme», une sorte de contre-socialisme, que nous sommes disposé à prendre plus au sérieux qu'on ne fait généralement dans les milieux antifascistes, et qui consiste dans une étatisation croissante, avec collaboration de certains éléments ouvriers, de la société économique. Nous définirons de la manière suivante la contradiction interne dont souffre la société européenne. Les partis conservateurs demandent le renforcement presque indéfini de l'État avec la réduction presque indéfinie de ses fonctions économiques. Les partis socialistes demandent l'extension indéfinie des fonctions de l'État et, en même temps, l'affaiblissement indéfini de son autorité. La solution par conciliation, c'est le «socialisme national».

Quelles sont, pour les nouveaux régimes, les chances de propagation ultérieures? Quelles sont les possibilités de décomposition interne? Mais surtout, l'explication que nous avons tenté de donner à leur genèse, par la nature contradictoire de l'essence du socialisme, est-elle valable? Voilà les questions que nous soumettons à l'examen de la Société de Philosophie.

 


 

COMPTE RENDU DE LA SÉANCE

 

M. L. BRUNSCHVICG. - Messieurs, la séance d'aujourd'hui fait suite à un entretien que Xavier Léon avait organisé le 29 mars 1902. Le sujet en était: Le Matérialisme historique; l'interlocuteur principal, Elie Halévy; le protagoniste, Georges Sorel. Depuis lors, bien des événements se sont passés, auxquels n'a pas été étranger l'auteur des Illusions du Progrès et des Réflexions sur la violence.

 

M. Élie HALÉVY. - Nous reprenons, si on veut, l'entretien de 1902. Le sujet que je soumets à votre examen est cependant bien distinct de celui qui était soumis, en 1902, à l'examen de la Société de Philosophie. Il sera souvent question, aujourd'hui comme alors, de Marx et du marxisme. Mais ce sera sous un angle très différent. Il s'agissait alors, comme vous disait Brunschvicg, du « matérialisme historique », en d'autres termes d'une certaine interprétation philosophique de l'histoire qui n'est pas indissolublement liée à l'interprétation socialiste de l'histoire. Il s'agit aujourd'hui du socialisme pris en soi (et non pas exclusivement du socialisme marxiste), de sa destinée, et de la forme que prend son influence sur la destinée du genre humain.

J'ai l'intention d'être court, afin de laisser à autant de personnes que possible le loisir de parler après moi; et j'oserai, usurpant, si Brunschvicg le permet, sur ses fonctions présidentielles, demander à ceux qui me répondront de suivre sur ce point mon exemple, afin de laisser le débat se dérouler dans toute son ampleur. Je n'ai pas l'intention de répéter, encore moins de développer, le texte imprimé qui a été adressé à tous les membres de la Société. Je me bornerai, pour ouvrir le débat, à présenter quelques observations personnelles. Non que j'attache une importance spéciale à ma personnalité; mais pour encourager ceux qui parleront après moi à suivre mon exemple. De la confrontation de nos «expériences», il jaillira peut-être quelque lumière sur le gros problème qui ne peut manquer de passionner, ou tout au moins de troubler, les consciences de tous ceux qui sont ici.

Je vous rappellerai donc qu'en mars 1902, lorsqu'eut lieu la séance à laquelle Brunschvicg faisait allusion, il y avait quelques mois que j'avais commencé d'enseigner, à l'École des Sciences Politiques, l'histoire du Socialisme européen au XIXe siècle. Depuis le mois de novembre 1901, tous les deux ans, j'ai enseigné cette histoire. J'ai donc, pour parler de socialisme, non pas en partisan, mais en historien, une certaine compétence. Max Lazard, que je vois ici, et qui n'est plus un très jeune homme, a suivi ce cours voilà bien une trentaine d'années. Or, quelle était, en ce qui concerne le socialisme, mon attitude intellectuelle, lorsque j'acceptai d'entreprendre ce cours? Autant qu'il me souvient, voici:

Je n'étais pas socialiste. J'étais «libéral» en ce sens que j'étais anticlérical, démocrate, républicain, disons d'un seul mot qui était alors lourd de sens: un «dreyfusard». Mais je n'étais pas socialiste. Et pourquoi? C'est, j'en suis persuadé, pour un motif dont je n'ai aucune raison d'être fier. C'est que je suis né cinq ou six ans trop tôt. Mes années d'École Normale vont de l'automne 1889, juste après l'effondrement du boulangisme, à l'été de 1892, juste avant le début de la crise du Panama. Années de calme plat: au cours de ces trois années, je n'ai pas connu à l'École Normale un seul socialiste. Si j'avais eu cinq ans de moins, si j'avais été à l'École Normale au cours des années qui vont des environs de 1895 aux environs de 1900; si j'avais été le camarade de Mathiez, de Péguy, d'Albert Thomas, il est extrêmement probable qu'à vingt-et-un ans j'aurais été socialiste, quitte à évoluer ensuite, il m'est impossible de deviner en quel sens. Lorsque, appliquant à nous-mêmes les méthodes de la recherche historique, nous sommes amenés à découvrir les raisons de nos convictions, nous constatons souvent qu'elles sont accidentelles, qu'elles tiennent à des circonstances dont nous n'avons pas été les maîtres. Et peut-être y a-t-il là une leçon de tolérance. Si on a bien compris cela, on est conduit à se demander s'il vaut la peine de se massacrer les uns les autres pour des convictions dont l'origine est si fragile.

Je n'étais pas socialiste, et cependant j'avais déjà une connaissance assez approfondie du socialisme, tant par ce que je pouvais déjà observer en France que par ce que j'apprenais par mon expérience des choses anglaises. Il y avait déjà, à cette époque, trois ou quatre ans que je faisais en Angleterre des séjours prolongés et fréquents: et déjà je m'étais lié avec les deux personnalités éminentes que sont M. et Mme Sidney Webb, inspirateurs de la Société Fabienne. Je suis resté leur ami; et aujourd'hui, j'ai l'impression d'être leur contemporain; mais, dans ce temps-là, les dix années qui nous séparent comptaient beaucoup. J'étais un jeune homme de vingt-cinq, de trente ans, qui s'entretenait avec deux aînés âgés de trente-cinq, de quarante ans, ayant déjà écrit des ouvrages qui sont restés classiques. Je les écoutais donc avec respect; et ils m'expliquaient les principes de leur socialisme, qui était essentiellement antilibéral. Ils poursuivaient de leur haine non pas le conservatisme, le torysme, pour lequel leur indulgence était extrême, mais le libéralisme gladstonien. On était au temps de la guerre des Boers; et les libéraux avances, les travaillistes, qui commençaient à s'organiser en parti, prenaient tous, par générosité, par amour de la liberté et du genre humain, la défense des Boers contre l'impérialisme britannique. Mais les deux Webb, ainsi que leur ami Bernard Shaw, faisaient bande à part. Ils étaient impérialistes avec ostentation. L'indépendance des petites nations pouvait bien avoir du prix pour les tenants de l'individualisme libéral, mais non pour eux, précisément parce qu'ils étaient collectivistes. J'entends encore Sidney Webb m'expliquant que l'avenir était aux grandes nations administratives, gouvernées par des bureaux, et où l’ordre était maintenu par des gendarmes.

C’est peut-être leur faute si j’ai toujours été frappé par ce qu’il y avait d’illibéral dans l'idée socialiste. Deuxième accident dans l'histoire de la formation de mon esprit: tenez-en-compte si vous voulez comprendre, par leur origine, la nature de mes préjugés. Je fus donc amené, dans mon cours de l'École des Sciences Politiques, à insister sur certains aspects conservateurs qu'a présentés le socialisme européen au cours du dernier siècle; sur le socialisme autoritaire, monarchique ou chrétien; sur Napoléon III, subissant l'influence des saint-simoniens; sur Bismarck, subissant celle de Lassalle. Je n'insiste pas: je vous renvoie au texte qui est sous vos yeux.

Je reconnais, d'ailleurs, qu'aux environs de 1910 je fus troublé par le fait qu'en Angleterre les Webb semblaient s'être trompés, et se trompant, m'avaient trompé. Il s'était produit une violente révulsion libérale, qu'ils n'avaient point prévue; le nouveau libéralisme était fortement teinté de socialisme: et l'expérience Lloyd George, comme on dirait aujourd’hui, prouvait qu'on pourrait concevoir un radicalisme socialisant doué d'une vitalité très grande; - bref, cette conciliation entre socialisme et libéralisme, que les Webb tenaient pour impossible, devenait une réalité.

Mais la guerre est venue. A sa suite s'est ouvert ce que j'appelle l'ère des tyrannies. Les Webb et Bernard Shaw n’ont pas trahi les convictions de leur jeunesse; ils les trouvent vérifiées par les faits, et partagent leurs sympathies entre le soviétisme russe et le fascisme italien.

Voilà ce que je voulais vous dire, non pour justifier ma position, mais pour l'expliquer. J'ai procédé, pour vous la faire comprendre, non pas en doctrinaire, mais en historien. C'est de même en historien, - en historien philosophe, si vous voulez, et en me tenant autant que possible, et j'espère que vous suivrez mon exemple, au-dessus du niveau de la politique - que j'ai procédé pour définir cette «ère des tyrannies». Etes-vous d'accord, premièrement, après avoir lu le texte de ma communication, sur la réalité du phénomène historique qui en est l'objet? Et, deuxièmement, croyez vous que mon explication de ce phénomène soit plausible? Je vous laisse la parole.

 

M. Max Lazard reproche au conférencier d'observer les faits sociaux concrets «non pas directement, mais dans le miroir de certaines doctrines les concernant». Élie Halévy reprend la parole en ces termes:

Max Lazard vient de présenter de très intéressantes observations, qui portent sur une question de méthode, et auxquelles il m'est difficile d'improviser une réponse. Voici cependant les réflexions qui, tout de suite, me sont venues à l'esprit pendant que je l'écoutais.

En premier lieu, je ne me sens pas disposé à nier, aussi catégoriquement qu'il a paru le faire, l'influence des doctrines sur l'histoire, et, plus directement, sur les hommes qui ont joué un grand rôle historique.

Deux exemples, que j'avais donnés dans ma communication, et que Max Lazard a relevés, me permettront, je crois, de faire comprendre ma pensée. Ce sera d'abord le cas de Napoléon III. Que, dans la tête de Morny, véritable auteur du coup d'État, celui-ci n'ait été inspiré que par les nécessités politiques de l'heure, hors de toute préoccupation de doctrine, j'en conviens. Mais il a fait ce coup d'état au bénéfice du prince-président, qui avait publié en 1838, sous le titre d'Idées Napoléoniennes, une brochure d'inspiration saint-simonienne. L'influence exercée sur son esprit par la doctrine de Bazard et d'Enfantin est un fait historique; c'est un fait historique qu'il s'est entouré de conseillers qui étaient d'anciens saint-simoniens. Il a constamment été hanté par l'idée d'être un saint-simonien sur le trône.

Le cas de Bismarck est pareil et différent.

On ne saurait trop insister sur l'importance du rôle joué à côté de lui, de 1862 à 1864, par un personnage qui joua un rôle ambigu dans l'histoire du socialisme européen, je veux parler de Ferdinand Lassalle. Dans tous les congrès social-démocrates d'avant-guerre, deux bustes présidaient aux débats: celui de Marx et celui de Lassalle. Et c'était justice. Car si Marx avait donné au parti sa doctrine, c'est Lassalle qui, le premier en Allemagne, le premier en Europe, avait réussi à organiser un parti d'action socialiste. Oui; mais, d'autre part, il est certain que si, par malheur, Lassalle n'était pas né juif, on serait bien en droit de saluer aussi en lui un précurseur dans les grandes halles où s'exalte aujourd'hui l'enthousiasme national-socialiste.

Car, au cours de ces années critiques qui suivent immédiatement l'arrivée de Bismarck au pouvoir, et où nous assistons à la fondation du Verein ouvrier de Lassalle, quel étrange langage tient celui-ci! Ce ne sont pas les bismarckiens, ce sont les progressistes en guerre avec Bismarck qu'il poursuit de sa haine. Il lui arrive d'appeler la police à son secours contre tel bourgmestre qui veut l'empêcher de parler: traduit en justice pour délit d'opinion, il fait un appel éloquent aux juges, se présentant comme leur allié pour la défense de l'État contre la barbarie moderne: entendez contre le libéralisme. Et nous savons qu'il a échangé une correspondance active avec Bismarck, qu'il a eu des entretiens secrets avec lui. Quand Bismarck, en 1866, a fondé la Confédération de l'Allemagne du Nord sur la base du suffrage universel, il suivait directement le conseil que Lassalle lui avait donné. Quand, plus tard, après 1878, il a fait du «socialisme d'État», du «socialisme chrétien», du «socialisme monarchique», le souvenir des leçons de Lassalle était, l'en suis certain, présent à son esprit. Non qu'il y eut rien en lui du doctrinaire. Mais homme d'État strictement opportuniste, et n'ayant d'autre obsession que de créer, de fortifier, de resserrer l'unité de l'Empire, il était prêt à utiliser, successivement, tous les partis, toutes les doctrines; et la doctrine de Lassalle fut une de celles qu'il sut utiliser.

Voilà deux cas, où, visiblement, les doctrines s'insèrent dans les faits, et où l'historien qui négligerait l'histoire des doctrines commettrait une erreur grave. Cela dit, et d'une façon générale, je ne serais pas disposé à contredire tout ce que vient de nous exposer Max Lazard. Loin de moi la pensée de réduire l'histoire à l'histoire des doctrines. Qu'on me permette une fois de plus, pour m'expliquer, de recourir à des souvenirs personnels. Au temps lointain où Max Lazard était mon élève, j'étais un novice dans le métier de professeur; il est probable que l'étude des doctrines fut pour moi la méthode la plus accessible pour aborder l'histoire du socialisme; il est probable que les leçons suivies par Max Lazard furent exclusivement des cours de doctrine. Mais une trentaine d'années plus tard, c'est le fils de Max Lazard qui était mon élève: qu'il regarde les cahiers de notes de son fils, il verra que mon cours, à mesure que je gagnais en expérience, était de moins en moins un cours d'histoire des doctrines, pour devenir un cours d'histoire tout court. Ce qui ne veut pas dire que je n'aie pas été heureux, que je ne sois pas heureux encore, d'avoir abordé l'histoire du socialisme par le biais de l'histoire des doctrines. Car, comme le disait fort judicieusement Max Lazard, les doctrines stylisent, schématisent les faits. Et rien ne me paraît plus utile, pour la connaissance des faits, que cette schématisation. Quand nous voyons qu'une doctrine telle que la doctrine marxiste obtient le succès qu'elle a obtenu, c'est qu'elle exprime, mieux que toute autre, certains traits frappants de l'évolution économique, qu'elle répond à certains besoins profonds des masses ouvrières. Comment nier l'utilité qu'elle présente, dans la mesure où elle nous aide à comprendre ces traits frappants et ces besoins profonds?

Il est donc, je crois, extrêmement facile de traduire mon langage idéologique en langage sociologique, sans le moindre inconvénient logique, sans la moindre modification de ma thèse. Prenez-le premier alinéa de ma communication, et traduisez-le comme suit: « Le mouvement ouvrier, depuis sa naissance, souffre d'une contradiction interne. D'une part, on peut le concevoir comme un mouvement de libération, comme un mouvement de révolte contre le système de la fabrique, contre l'asservissement du travail par le capital industriel. Mais, d'autre part, les ouvriers en révolte contre cette oppression sont obligés, pour se protéger contre elle, de se mettre à la recherche d'une nouvelle organisation par contrainte, à la place des organisations périmées que le libéralisme révolutionnaire a détruites. » Max Lazard a, de la sorte, pleine satisfaction: et ma thèse reste entière.

N'y a-t-il pas, d'ailleurs, un point essentiel de ma communication - Max Lazard, aussi bien, l'a admis - qui consiste à attirer l'attention sur le rôle important joué, dans l'évolution récente du monde civilisé, par un fait historique qui n'a rien à voir avec les doctrines: je veux parler de la Grande Guerre de 1914 ? Je me reproche même, en me relisant, de n'avoir pas suffisamment marqué le lien entre les suites sociales de ce grand événement et l'évolution antérieure du socialisme. Permettez-moi, pour me faire mieux comprendre, de mettre un point de suture entre les deux premiers titres de cette communication. Voici comment je les rédigerais si je les récrivais aujourd'hui.

Au point de vue économique, dirais-je, les socialistes d'avant-guerre demandaient l'étatisation de tous les moyens de production, de distribution et d'échange. Or cette étatisation, sous une forme tout au moins extrêmement étendue, il s'est trouvé que l'état de guerre l'a réalisée, pour des raisons que les socialistes n'avaient point prévues. Si, d'autre part, on remonte, avant la guerre, à un quart de siècle environ en arrière, le programme socialiste - mettons, si vous voulez, le programme guesdiste - réclamait, purement et simplement, et comme si cela suffisait à résoudre la question sociale, la nationalisation, l'étatisation des principales branches de l'industrie, des chemins de fer pour commencer. Mais il y avait, en 1914, déjà bien des années que le syndicalisme avait surgi, trop plein de méfiance à l'égard de l'État pour s'accommoder de cette solution. Il demandait la syndicalisation générale de l'industrie, sans aucune intervention de l'État, la résorption de toute bureaucratie dans l'organisation syndicale. En d'autres termes, la suppression radicale de l'État. Chez les Anglais, cependant - gens modérés même dans l'utopie - une doctrine mixte s'élaborait qui visait à établir une certaine conciliation entre le syndicalisme radical des Français, des Italiens, des Espagnols, et un certain Étatisme. Quelles étaient les fonctions légitimes de l'État démocratique? Quelles étaient celles des corporations syndicales? Telles étaient les questions que discutaient entre eux ceux qu'on appelait les «socialistes de guilde»; Or, à peine la guerre commencée, et par le fait de la guerre, nous observons (je cite ici mon texte primitif) un « appel des gouvernements aux chefs des organisations ouvrières pour les aider dans leur travail d'étatisation. Donc syndicalisme, corporatisme, en même temps qu'Étatisme ». Et une fois la guerre finie, dans tous les pays qui venaient d'être en guerre, nous voyons une foule de gens qui, sauf en Angleterre, ne connaissaient probablement pas même de nom le « socialisme de guilde », élaborer des programmes d'«industrialisation nationalisée», qui, tirant profit pour le socialisme des expériences de la guerre, semblaient à bien des égards appliquer le programme des socialistes de guilde.

Je passe maintenant à un autre point qui a été soulevé, pour finir, par Max Lazard. Il s'agit des pronostics à faire sur les chances de durée des régimes tyranniques d'aujourd'hui. A cette question j'avais consacré tout un paragraphe, dont les lignes finales de ma communication sont le résidu. J'ai supprimé ce paragraphe sur le conseil de notre Président, qui m'a donné, en faveur de cette suppression, deux raisons successives et contradictoires. La première, qu'il fallait me réserver quelque chose à dire en séance. La deuxième, que le débat, porté sur ce terrain, pourrait dégénérer en discussion politique. Je me suis rendu à cette seconde raison.

Je ne demande pas mieux, cependant, que de répondre en quelques mots aux observations faites sur ce point par Max Lazard. Ce sera pour lui dire que je suis d'accord avec lui.

Je serais presque plus pessimiste que lui, me plaçant au point de vue de ceux qui aiment la paix et la liberté. Car l'idée d'un fédéralisme européen semble bien peu vivante; et l'espérance confuse que Max Lazard semble s'être abandonné un instant à exprimer, d'un impérialisme qui, couvrant l'Europe entière, lui donnerait la paix à défaut de la liberté, semble complètement chimérique à l'heure actuelle. Je ne vois qu'une seule tyrannie où soit présent cet esprit d'universalité et sur laquelle Max Lazard pourrait compter (y compte-t-il?) pour donner à l'Europe cette sorte de paix. Mais les tyrannies qui nous touchent de plus près - celle de Berlin, celle de Rome - sont étroitement nationalistes. Elles ne nous promettent que la guerre. Si elle éclate, la situation des démocraties sera tragique. Pourront-elles rester des démocraties parlementaires et libérales si elles veulent faire la guerre avec efficacité? Ma thèse, que je vous dispense de m'entendre répéter, c'est qu'elles ne le pourront pas. Et le recommencement de la guerre consolidera l'idée «tyrannique» en Europe.

 

M. C. Bouglé évoque l'échec de 1848, l'attribue moins que ne le fait l'orateur, à l'anarchie socialiste et à la terreur qu'elle inspirait et montre, dans le socialisme démocratique de Louis Blanc, ce premier effort pour assurer l'essor du libéralisme politique et intellectuel, fût-ce par le sacrifice du libéralisme économique.

M. Élie HALÉVY. - Ce n'est pas un après-midi, une fin d'après-midi, c'est une décade, comme on dit à Pontigny, qu'il faudrait pour traiter avec l'attention convenable un pareil sujet. Je vais essayer cependant de répondre, le plus brièvement que je pourrai, aux divers points soulevés par Bouglé.

Il me reproche d'avoir employé, pour définir le coup d'État de décembre, les mots de «réaction contre l'anarchie socialiste». Il a raison, et mon expression a peut-être trahi ma pensée. J'aurais dû écrire: «réaction contre la peur de l'anarchie». Mais, psychologiquement, cela ne revient-il pas au même?

Fait bizarre. Les choses se sont passées de même en Italie, avant la marche sur Rome. Il y avait anarchie, en 1920, l'année de l'occupation des usines. C'est alors que Giolitti donna des armes à Mussolini et à ses fascistes pour faire la police du pays, puisqu'on ne pouvait pas compter sur l'armée. Mais il y avait deux ans, quand il prit le pouvoir, que le désordre, en partie grâce à lui, avait cessé. Ce qui le portait en avant, c'était le souvenir de la peur qu'on avait eue en 1920, et le sentiment persistant que l'on avait conservé de l'incapacité où étaient les partis d'ordre de maintenir celui-ci par les moyens parlementaires.

Cela nous aide à mieux comprendre ce qui se passa en 1851. Il n'y avait plus à cette date d'anarchie, sinon parlementaire: la majorité réactionnaire était incapable, à l'Assemblée législative, de se mettre d'accord sur la forme du gouvernement qu'il convenait d'opposer à une Montagne toujours bruyante, et qui faisait toujours peur, en raison des souvenirs de 1848, et aussi de 1793. Les masses se sont jetées dans les bras d'un homme qui représentait l'ordre, sans représenter la réaction au sens où on taxait de réaction les légitimistes et les orléanistes de l'Assemblée. N'oublions pas que, le jour même où il supprimait la Constitution de 1848 il rétablissait le suffrage universel, gravement mutilé par l'Assemblée. Et n'oublions pas le cri poussé par Guizot quand il apprit la nouvelle du coup d'État: «C'est le socialisme qui triomphe». La phrase est comique en un sens; elle n'en exprime pas moins, d'une manière adéquate, le sentiment de la bourgeoisie en face d'un régime qui n'était pas son oeuvre, et qui poursuivait d'autres fins que les siennes.

Pour ce qui est de ma définition du soviétisme comme d'un «fascisme », je suis d'accord avec ce que dit Bouglé. Mais je ne crois pas que, sur ce point, mon expression ait trahi ma pensée. J'ai écrit: « En raison de l'effondrement anarchique de l'État, un groupe d'hommes armés, animés d'une foi commune, a décrété qu'il était l'État: le soviétisme, sous cette forme, est, à la lettre, un fascisme ». Il ne s'agit donc, je le dis expressément, que de la forme de gouvernement. C'est le soviétisme, avec la dictature, ou la tyrannie, du parti communiste, qui a été ici l'inventeur. Mais, si le fascisme italien n'a fait ici qu'imiter, je considère que le mot de « fascisme » est le mieux fait pour désigner le caractère commun aux deux régimes. C'est un vieux mot italien pour désigner des groupes, des groupes armés de partisans. Il y avait en Italie après 1870, au moment de la première Internationale, des fasci operai, inspirés par l'idéal anarchiste de Bakounine: ils se sont perpétués en Espagne, où nous les voyons à l'oeuvre aujourd'hui. Ce sont d'autres fasci, les fasci di combattimento, que Mussolini a employés pour faire la conquête du pouvoir, au service d'un autre idéal.

Pour ce qui est de la possibilité d'un socialisme démocratique qui, autoritaire dans l'ordre économique, resterait libéral dans l'ordre politique et dans l'ordre intellectuel, je ne veux pas contester que la chose puisse être envisagée dans l'abstrait. Je crains seulement qu'en évoquant le nom de Louis Blanc à l'appui de sa thèse Bouglé n'ait fait ce qu'il fallait pour l'affaiblir. Qu'il se rappelle (il connaît Proudhon mieux que moi) la violente polémique conduite, après 1848, en étroite harmonie, par Proudhon (qui se disait socialiste: mais l'était-il?) et Michelet (républicain, sans être socialiste) contre le socialisme de Louis Blanc. Ils reprochaient à Louis Blanc sa glorification du Terrorisme, du Comité de Salut public, de Robespierre, qu'il oppose, comme un disciple de Rousseau et un pur, aux républicains sans moralité qui, se réclamant du libéralisme voltairien, conduisaient la France à la domination du clergé et au césarisme. L'événement a-t-il prouvé qu'ils eussent tort?

Puis-je ne pas tenir compte du fait que les origines de la démocratie sont équivoques, puisqu'elle remonte aux Jacobins, qui ont gouverné par la dictature? La doctrine marxiste de la dictature du prolétariat ne vient-elle pas en droite ligne de la théorie de Babeuf, dernier survivant de Robespierre? Karl Marx n' a-t-il pas subi très nettement, à Paris, avant 1848, l'influence de Blanqui, restaurateur du babouvisme?

On proteste. On me rappelle la formule marxiste - dont en réalité, Engels, non Marx, est l'auteur - suivant laquelle le but est de substituer l'administration des choses au gouvernement des personnes. Transformation d'une vieille formule saint-simonienne suivant laquelle, quand le régime industriel aura pris la place du régime militaire, il n'y aura plus gouvernement, mais seulement administration. Soit; mais la doctrine de Karl Marx, c'est aussi la doctrine de Lénine. J'ai sous les yeux une lettre de M. Salzi, dans laquelle il me reproche d'avoir parlé de Karl Marx comme «aspirant à un état du genre humain qui serait d'anarchie en même temps que de communisme». - « Rien n'est plus inexact, m'écrit-il. Le système marxiste exige une discipline rigoureuse et totale. Je ne vois rien en lui qui implique une anarchie quelconque. Voyez les Russes, qui l'ont appliqué avec une conscience féroce. » Et il me renvoie à André Gide. Hélas!

Voilà la tragédie. Rien n'est plus exact, je le maintiens, que mon assertion. Mais tout gouvernement socialiste qui arrive au pouvoir est condamné à employer une scolastique compliquée pour expliquer comment il doit procéder quand, professant une doctrine de socialisme intégral, il prend le pouvoir dans une société non socialiste. Ici interviennent les formules marxistes. Tout État est, par définition, un instrument d'oppression d'une classe par une autre. Jusqu'à présent, et depuis l'avènement du capitalisme, l'État a été l'instrument dont la bourgeoisie s'est servie pour opprimer le prolétariat. Pour préparer, pour avancer l'heure où nous aurons une société sans classes, et, par suite, sans gouvernement, il faut traverser une période intermédiaire au cours de laquelle l'État sera l'instrument dont la classe ouvrière se servira pour opprimer la bourgeoisie, en attendant de la supprimer. Simples vacances de la légalité? Le mot peut avoir bien des sens; Karl Marx ne prévoyait certainement rien d'aussi impitoyable que le régime soviétique; et s'il s'agissait seulement de pleins pouvoirs accordés au gouvernement pendant six mois, comme ce fut le cas pour Poincaré en matière financière, il s'agirait de bien anodines vacances. Mais si les vacances doivent durer plusieurs décades - pourquoi pas un siècle ou deux? - l'état d'anarchie dont on nous dit qu'il suivra cesse de m'intéresser. Ce qui m'intéresse, c'est le présent et le prochain avenir: au delà il y a ce que Jules Romains appelle l'ultra-futur. Aussi bien les fanatiques du socialisme national allemand ne considèrent-ils pas le régime institué par eux comme ayant une valeur définitive, comme ouvrant une ère nouvelle qui durera toujours?

 

Divers orateurs prennent la parole, en particulier M. Berthelot., M. Maublanc, qui proteste contre l'accusation de tyrannie portée contre le marxisme, contre l'assimilation de la dictature soviétique aux dictatures fasciste et hitlérienne. Élie Halévy répond en ces termes:

Il faut maintenant que je prenne la parole pour clore ce débat. En vérité je le regrette; car je me trouve dans une situation impossible. Je devrais, si je voulais donner satisfaction à tous, discuter toute la doctrine marxiste pour répondre à Maublanc, toute l'histoire du genre humain depuis l'empire de Tamerlan pour répondre à René Berthelot. Il me faudrait dépasser les limites de l'Europe, et dire quelques mots du Rooseveltisme; car je regrette en vérité, qu'on n'ait pas plus parlé de l'expérience qui a été tentée par Roosevelt, expérience qui ressemble par certains côtés au corporatisme italien ou fasciste, mais exclut la suppression de la liberté.

Soulèverai-je, en réponse à Drouin, la question des pronostics? En fait, tout à l'heure, Max Lazard et moi-même ne l'avons pas éludée. En désaccord complet, soit dit en parenthèse, avec René Berthelot: nous considérions, comme notre seul motif d'espoir une longue période de paix, les dictatures se relâchant du fait de l'impossibilité pour les gouvernements tyranniques de maintenir perpétuellement les populations sur le pied de guerre sans faire la guerre; mais ces régimes tyranniques sont-ils eux-mêmes favorables à la prolongation de l'état de paix? Et si la guerre recommence, et si les démocraties sont condamnées à adopter, pour se sauver de la destruction, un régime totalitaire, n'y aura-t-il pas généralisation de la tyrannie, renforcement et propagation de cette forme de gouvernement?

Ajouterai-je que, souvent, on a cru me critiquer alors que la critique portait seulement sur quelque forme d'expression peut-être défectueuse? Je songe en ce moment à Maublanc et à son apologie pour le marxisme. Il me reproche d'avoir présenté le marxisme « comme une libération du dernier asservissement qui subsiste après que tous les autres ont été détruits, l'asservissement du travail par le capital ». Mais quand il présente cette libération comme étant « la vraie libération, celle sans laquelle les autres ne sont que des illusions », son assertion ressemble de singulièrement près à la mienne. Il est certain que, d'après Marx, après cette libération accomplie, nous entrons définitivement (et c'est en ce sens seulement que j'ai parlé d'un «état définitif» du genre humain) dans un état de société sans classes, où l'évolution du genre humain se poursuivra certainement (je l'accorde à Maublanc) mais selon des formes (Maublanc me l'accordera) que nous ne pouvons même point prévoir, puisqu'il ne sera plus possible de dire, comme il a été vrai jusqu'à ce jour, que «l'histoire du genre humain est l'histoire de luttes de classes».

Mais, plutôt que de m'attarder à de pareils débats, je cherche s'il n'y a pas un point fondamental, soulevé par plusieurs de mes interlocuteurs à la fois, et qui pourrait servir utilement de thème à mes considérations finales. Ce point, je crois l'avoir trouvé. N'est-ce point la question de savoir si la tyrannie moscovite, d'une part, les tyrannies italienne et allemande, de l'autre, doivent être considérées comme des phénomènes identiques quant à leurs traits fondamentaux, ou, au contraire, comme des phénomènes qui sont antithétiques les uns par rapport aux autres?

Je suis loin de contester que, sous bien des aspects, et qui sautent aux yeux de tout le monde, les phénomènes sont antithétiques. J'ai fait le voyage de Léningrad et je connais l'Italie fasciste. Or, quand on passe la frontière russe, on a le sentiment immédiat de sortir d un monde pour entrer dans un autre; et une pareille subversion de toutes les valeurs peut être, si l'on veut, considérée comme légitimant une extrême tyrannie. Mais, en Italie, rien de pareil; et le voyageur en vient à se demander s'il était besoin d'un si gigantesque appareil policier sans autre résultat obtenu que des routes mieux entretenues et des trains plus ponctuels.

Cependant, quant à la forme (et tout le monde semble m'avoir concédé ce point), les régimes sont identiques. Il s'agit du gouvernement d'un pays par une secte armée, qui s'impose au nom de l'intérêt présumé du pays tout entier, et qui a la force de s'imposer parce qu'elle se sent animée par une foi commune. Mais il y a autre chose encore.

Les communistes russes invoquent un système de croyances qui vaut pour le genre humain tout entier, qui implique la suppression des nations comme la suppression des classes. Cependant, ayant conquis le pouvoir dans un pays seulement, et de plus en plus résignés à ne point provoquer, par la propagande ou l'exemple, la révolution mondiale, ils sont condamnés, par les nécessités de leur existence, à se faire une carapace militaire pour résister à la menace des armées étrangères. Ils reviennent, par la force des choses, à une sorte de patriotisme à la fois territorial et idéologique; et leur tyrannie, pour qui se place même au point de vue idéologique, finit par ressembler par beaucoup de ses caractères à la tyrannie allemande ou italienne. Au commencement on dit que l'État n'est qu'un mal provisoire, qui doit être supporté parce qu'il n'a plus pour but que de préparer la suppression de l'État et d'assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre. Peu à peu on en arrive à pratiquer une morale héroïque dont je ne méconnais pas la noblesse: on demande à l'individu de savoir souffrir pour faire de grandes choses au service de l'État. C'est un état d'esprit qui n'a plus rien à voir avec un hédonisme relégué dans l'ultra-futur. Je ne puis l'appeler que guerrier.

Du côté des fascistes, au sens courant du mot, en Italie, en Allemagne, il est bien clair qu'il ne s'agit pas de la suppression des classes. La défense d'une société fondée sur une distinction de classes est le programme même des partis au pouvoir. Je crois cependant avoir eu raison d'affirmer qu'il se constitue, dans ces deux pays, «sous le nom de corporatisme, une sorte de contre-socialisme, que je suis disposé à prendre plus au sérieux qu'on ne fait généralement dans les milieux contre-fascistes».

On nous dit que, dans ces pays, les salaires sont très bas, plus bas que dans bien des pays démocratiques. Et je suis disposé à admettre que c'est vrai. Mais ne convient-il pas de tenir compte, dans l'évaluation du salaire total de l'ouvrier, des bénéfices qu'il retire, sous une forme indirecte, de toutes les oeuvres dont l’ensemble constitue ce qu'on appelle le Dopolavoro, voyages gratuits en chemins de fer, maisons de repos, récréations de bien des espèces? Je sais que toutes ces oeuvres sont inspirées par une arrière-pensée de gouvernement: il s'agit d'occuper les heures de loisir des ouvriers afin de les soustraire à l'action possible d'agitateurs révolutionnaires: il s'agit, selon la formule que je proposais au début, de canaliser, d'«organiser leur enthousiasme». Mais, enfin tout cela constitue un relèvement de salaire et qui coûte cher à l'État.

Et, du moment qu'il coûte cher à l'État, je me tourne de l'autre côté pour demander: «Où l'État trouve-t-il l'argent nécessaire? » Et je réponds, reprenant une formule qui scandalisa, voici une dizaine d'années, la presse conservatrice: il ne peut le trouver et le prendre que là où il est. Un fiscalisme écrasant pèse sur les classes riches; que la grande industrie bénéficie de tels régimes, je n'en disconviens pas. Mais il ne s'agit pas du vieux capitalisme, du libre capitalisme manchestérien. Les capitaines d'industrie préfèrent encore un tel régime au communisme. On les laisse à la tête des affaires. Mais ils ne sont plus des maîtres, ils sont de hauts fonctionnaires. Et les grosses sommes qu'ils peuvent toucher annuellement offrent les caractères d'un traitement, non d'un profit.

Bref, d'un côté, en partant du socialisme intégral, on tend vers une sorte de nationalisme. De l'autre côté, en partant du nationalisme intégral, on tend vers une sorte de socialisme. Voilà tout ce que je voulais dire.

 


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