Louis Lecoin

Aux nouveaux jeunes anarchistes

(1962)

 



Note

Une invitation passionnante aux jeunes à s'engager sur le chemin intéressant et fascinant de l'anarchie.

Source: Liberté, Juin 1962.

 


 

A ceux qui vivent encore et qui appartiennent aux milieux libertaires depuis quarante ou cinquante ans, je n'apprendrai rien, pour eux ce ne sera pas une révélation si je dis qu'un homme est favorisé quand il est habité par les idées et l'idéal anarchistes. Toutes les chances, certes, ne sont pas de son côté, une certaine malchance est souvent son lot car, devenu très perspicace et extrêmement sensible en raison d'un acquis plus étendu, d'une connaissance assez poussée des événements et des comportements individuels, il souffre. Il souffre en voyant clair et il se cabre en constatant les vilenies qui partout s'étalent.

Mais aussi il se forme, il devient homme vraiment. Il existe enfin. Il n'est plus seulement un numéro, il est quelqu'un. Hein! mes camarades, combien de fois nous sommes-nous consolés par cette constatation en voyant parler et agir autour de nous: «Tout de même, nous ne leur ressemblons pas." Sans mépriser quiconque, sachant qu'hier encore nous nous trouvions au milieu de tous, parlant leur langage, accomplissant des gestes identiques aussi inconsciemment et bêtement qu'eux.

C'est très lent une évolution:
Rappelez-vous celle d'E. Armand, que le dernier numéro de “Liberté" remit en mémoire: il fit ménage sept années avec l'Armée du Salut avant de divorcer.
C'est difficile de sortir de sa gangue: L'antimilitariste et pacifiste que je suis, était foncièrement nationaliste et patriote à dix-sept ans; j'attendais, alors, d'atteindre mes dix-huit ans pour m'engager dans l'armée en vue d’une “carrière” militaire.

Montrons-nous fiers de notre évolution, apprécions-en le bonheur mais gardons-nous de l'outrance, d'être péremptoires et de nous croire pétris d'une autre pâte que nos contemporains. Notre mérite personnel là-dedans est à peu près zéro, tout être humain est à même de suivre la même voie si quelque peu on l'y aide - question de grain de sable aussi.

Cette constatation rassure, savez-vous! Elle prouverait tout au moins que, contrairement à la vague de pessimisme à la mode, tout irait mieux pour peu que les individus d'abord, les minorités ensuite s'en donnent la peine et qu'après avoir beaucoup annoncé et promis, ils n'aillent pas de reculade en reculade - se reniant sans arrêt.

L'adage est tellement vrai qui prétend que seules les minorités font bouger le monde.
Et les anarchistes se situent, dans la Société en transformation incessante, parmi les minoritaires les plus représentatifs du meilleur devenir de l'homme. De cela nous sommes sûrs depuis longtemps, nous les vieux anars. Vous, les jeunes, vous ne le savez pas. Pas encore. Mais vous le saurez si vraiment vous essayez de vous intéresser aux courants sociaux, si vous vous penchez sur des problèmes qui, résolus normalement, feraient de la Terre une planète que personne jamais ne penserait à maudire.

Ce n'est pas aux compagnons de vieille date que je m'adresse surtout en ce moment, encore que je tienne à les remercier du concours qu'ils m'accordèrent si souvent et sans lequel je n'aurais pas réussi les rares choses valables inscrites à mon crédit; encore aussi que je veuille leur faire un amical adieu dans le cas d'une séparation ... prolongée.

Les souvenirs vous assaillent, ils émeuvent, mais si pénible que cela soit il faut les fuir. Disons un au revoir au passé, sans esprit de retour, enjambons le présent qui ne contient rien d'extraordinaire susceptible de nous retenir et entrons tout de suite dans l'avenir. Il est à vous, mes jeunes camarades anarchistes, à vous qui balbutiez les premiers éléments des fondements de l'Anarchie; il est également à vous tous, les autres jeunes, qui n'êtes pas nés encore au mouvement des idées.

Ces idées, les nôtres, les idées libertaires vous élèveront haut, en dépit de la bassesse environnante, quand vous sortirez du vague état d'âme de l'adolescence et de l'ornière de vos aînés. Fuyez les carrières toutes faites, le râtelier et le licol. L'indépendance est encore plus indispensable à l'homme qu'aux nations. Même dans un monde d'esclaves soyez libres, au moins par votre esprit.

Moi, un vieux aujourd'hui, je vous encourage jeunes amis à entrer dans la voie où de bonne heure je pénétrai. Je ne prétends pas que toutes les félicités vous y attendent; je vous garantis que vous ne serez pas déçus: vous apprécierez la valeur pratique des théories libertaires et vous entreverrez un idéal de vie que seule la philosophie anarchiste laisse espérer.

Futurs jeunes anarchistes, je ne vous verrai point, je partirai - même si je ne mourais qu'après-demain - avec le regret de ne pouvoir attendre pour vous connaître; je devine, toutefois, que vous serez nombreux à venir seconder ceux qui vous auront précédés.

Faites vite! Vous perdez du temps, car, croyez-en mon expérience, l'Anarchie embellit la vie. Elle a embelli la mienne.

 


[Home] [Top]