Louise Michel

Sur les femmes

(1886)

 



Note

Source: Mémoires de Louise Michel, écrits par elle-même, 1886 (Chapitre IX)

 


 

L’être, comme la race, monte et s’épanouit en feuilles et en fleurs.
Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons qu’à engraisser le sol, mais ceux qui viendront après nous porteront semence pour la justice et la liberté.
La sève qui monte, à notre époque de transition, est puissante.
Il ne peut naître aujourd’hui des croisements humains, à travers des vicissitudes infinies, que des races révolutionnaires, chez ceux mêmes qui nient l’imminence de la Révolution.
L’évolution au lent travail est achevée; il faut que la chrysalide crève la vieille peau; c’est la Révolution.
Depuis que l’humanité gît, les ailes enveloppées, des sens nouveaux ont germé; même physiquement, l’homme nouveau ne nous ressemblera plus.

Mourons donc, misérables que nous sommes, et que s’effondrent sur nous nos monstrueuses erreurs, jusqu’à la dernière; et que la race humaine se déploie et vive où l’on égorgeait le troupeau humain.
Salut à l’humanité libre et forte qui ne comprendra pas comment si longtemps nous avons végété pareils à nos aïeux des cavernes, ne dévorant plus la chair les uns des autres (nous ne sommes plus assez forts), mais dévorant leur vie.
Est-ce qu’aujourd’hui les multitudes ne s’effondrent pas dans des hécatombes et des misères sans nombre pour le bon plaisir de quelques-uns, avec cette seule différence du temps de nos aïeux que c’est plus en grand?
Est-ce que les peuples ne sont pas taillés comme des moissons? En taillant les chaumes, on secoue le grain sur la terre pour le printemps séculaire; chaque goutte de sang des croisements humains bout dans nos veines; c’est dans cette tourmente que viendra le renouveau.
Si la Révolution qui gronde sous la terre laissait quelque chose du vieux monde, ce serait toujours à recommencer ! Elle s’en ira donc pour toujours la vieille peau de la chrysalide humaine. Il faut que le papillon déploie ses ailes, qu’il sorte saignant de sa prison ou qu’il crève.

Salut à la race au sang chaud et vermeil en qui tout sera justice, harmonie, force et lumière !

Dans ces temps-là, on prendra pour tout la ligne droite au lieu de chercher pour tout des millions de détours, et les petites lueurs tremblotantes qu’on prend pour des étoiles, et qui sont à peine des vers luisants, disparaîtront dans la clarté du jour.

Quelle débâcle, mes amis, dans toutes les vieilles boites à erreurs ! Nous serons balayé dans cette poussière-là, tâchons au moins que ce soit le moins bêtement possible.

J’ai vu là-bas, dans les forêts calédoniennes, s’effondrer tout à coup, avec un craquement doux de tronc pourri, de vieux niaoulis qui avaient vécu leur quasi éternité d’arbres.
Quand le tourbillon de poussière a disparu, il ne reste plus qu’un amas de cendre sur lequel, pareils à des couronnes de cimetière, gisent des branchages verts : les dernières pousses du vieil arbre, entraînées par le reste.

Les myriades d’insectes qui se multipliaient là depuis des siècles sont ensevelis dans l’effondrement.
Quelques-uns, remuant péniblement la cendre, regardent, étonnés, inquiets, le jour qui les tue; leurs espèces nées dans l’ombre ne soutiendront pas la lumière.
Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que l’on s’entête à croire bien vivant, tandis que le moindre souffle l’anéantira et en dispersera les cendres.

Nul être n’échappe aux transformations qui, au bout de quelques années, l’ont changé jusqu’à la dernière parcelle. Puis vient la Révolution qui secoue tout cela dans ses tempêtes.
C’est là que nous en sommes ! Les êtres, les races et, dans les races, ces deux parties de l’humanité : l’homme et la femme, qui devraient marcher la main dans la main et dont l’antagonisme durera tant que la plus forte commandera ou croira commander à l’autre, réduite aux ruses, à la domination occulte qui sont les armes des esclaves. Partout la lutte est engagée.

Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.
En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.
Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.

Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde !

Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars.

Elle aussi, la vile multitude, on la flatte à ses heures, on l’appelle le peuple-roi.
Disons quelques vérités aux fortes parties du genre humain, nous ne pourrons jamais trop en dire.
Et d’abord, parlons-en de cette force, faite de nos lâchetés : elle est beaucoup moins grande qu’elle ne paraît.

Si le diable existait, il saurait que si l’homme règne, menant grand tapage, c’est la femme qui gouverne à petit bruit. Mais tout ce qui se fait dans l’ombre ne vaut rien ; ce pouvoir mystérieux, une fois transformé en égalité, les petites vanités mesquines et les grandes tromperies disparaîtront; alors il n’y aura plus ni la brutalité du maître, ni la perfidie de l’esclave.

Ce culte de la force reporte aux temps des cavernes ; il est général chez les sauvages, comme chez les premiers peuples du monde.

[…]

Jamais je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier l’intelligence comme s’il y en avait trop dans la race.
Les filles, élevées dans la niaiserie, sont désarmées tout exprès pour être mieux trompées : c’est cela qu’on veut.
C’est absolument comme si on vous jetait à l’eau après vous avoir défendu d’apprendre à nager, ou même lié les membres.
Sous prétexte de conserver l’innocence d’une jeune fille, on la laisse rêver, dans une ignorance profonde, à des choses qui ne lui feraient nulle impression, si elles lui étaient connue par de simples questions de botanique ou d’histoire naturelle.
Mille fois plus innocente elle serait alors, car elle passerait calme à travers mille choses qui la troublent : tout ce qui est une question de science ou de nature ne trouble pas les sens.

[…]

Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable à celle de la femme.
Dans la rue, elle est une marchandise.
Dans les couvents où elle se cache comme dans une tombe, l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage, broyant son cœur et son cerveau.
Dans le monde, elle ploie sous le dégoût; dans son ménage le fardeau l’écrase; l’homme tient à ce qu’elle reste ainsi, pour être sûr qu’elle n’empiétera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.

Rassurez-vous encore, messieurs; nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît !
Vos titres ? Ah bah ! Nous n’aimons pas les guenilles; faites-en ce que vous voudre; c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous.

Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté.
Vos titres ? Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu.
Gardez ces défroques, nous n’en voulons pas.

Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous pas près de vous pour combattre le grand combat, la lutte suprême ? Est-ce que vous oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et femmes auront conquis les droits de l’humanité ?

 


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