Max Nettlau

Les origines de l'Internationale antiautoritaire

(1922)

 


 

Note

Max Nettlau, l'historien de l'anarchie, retrace les événements qui ont conduit à la scission de l'Internationale de Londres et à la formation de l'Internationale anti-autoritaire à la suite du Congrès tenu à Saint-Imier les 15-16 septembre 1872.

Source: Le Réveil, 16 Septembre 1922.

 


 

Depuis le Congrès de Bâle (septembre 1869) la coexistence dans l'Internationale de différentes conceptions, telles que celles des socialistes étatistes, collectivistes, antiautoritaires et proudhoniens, et de tactiques diverses (action politique, abstentionnisme, syndicalisme, coopération, etc.) fut remplacée par des agressions des partis autoritaires et étatistes, dont les principaux centres étaient la fabrique de Genève, le parti socialiste allemand et le Conseil général de Londres.

Le premier effort pour réunir les Fédérations, afin de faire front aux agressions autoritaires, fut tenté après les décisions arbitraires de la Conférence de Londres. Ce fut la « Circulaire aux Fédérations » répandue à la suite du Congrès jurassien tenu à Sonvilier (novembre 1871). Le Conseil général brûla ses vaisseaux en lançant la fameuse « Circulaire privée : Les prétendues scissions dans l'Internationale », au mois de mai 1872. Désormais une rupture avec les autoritaires, dont le chef reconnu était Karl Marx, devenait inévitable. Mais sur les modalités de cette rupture et sur la meilleure forme de relations internationales à choisir, les opinions des militants antiautoritaires ou autonomistes étaient divisées à un degré que l'on ne soupçonne pas toujours au premier coup d'œil et dont on ne peut se rendre compte qu'en reconstruisant les faits à l'aide de vieux documents intimes et de témoignages contemporains.

Il ne s'agit pas de faire ici œuvre d'érudition et de réunir tout ce que James Guillaume a écrit dans son livre à ce que j'ai noté de nos nombreuses conversations sur ce sujet, et d'y joindre encore tous les matériaux concernant Bakounine, les sections internationales en Italie avant, durant et après la Conférence de Rimini (août 1872) et d'ajouter encore les documents toujours inédits du Conseil général de Londres dont une édition a été promise et même en partie préparée depuis tant d'années; mais une description précise des tendances principales présente de l'intérêt encore aujourd'hui, puisque la même question se pose toujours.

Il y eut trois tendances que l'on peut appeler du nom de leurs représentants principaux : la nuance Cafiero, la nuance Bakounine et la nuance James Guillaume. A la rigueur, il n'y a même que deux nuances : celle de Cafiero et celle de James Guillaume ; Bakounine qui aurait préféré la solution Cafiero se rangeant bientôt à l'opinion de James Guillaume, acceptée aussi plus tard par les Italiens.

Cafiero et ses camarades voulaient avant tout l'affirmation, la propagande et la réalisation des idées anarchistes par l'action révolutionnaire et ne se souciaient guère de ceux qui professaient des idées moins avancées. James Guillaume et les Jurassiens voulaient la solidarité de toutes les Fédérations de l'Internationale dans la lutte contre le capital et le patronat et l'autonomie de chacune dans le choix des idées et de la tactique à suivre. A Bakounine la propagande et l'action dans le sens des idées anarchistes étaient chères avant tout, mais il se rallia à la tactique de ne pas s'isoler du reste, ou plutôt du grand nombre, des ouvriers, pourvu que la liberté de chacun soit respectée. Il fit plus tard tout son possible pour convaincre les Italiens de l'utilité de cette tactique et il y réussit.

Dans une lettre inédite à Carlo Gambuzzi qui d'après son journal doit avoir été écrite le 16 juillet 1870, il dit :

« On a déjà reçu notre Bulletin-monstre (le grand numéro du 15 juin) contenant nos premières réponses à l'infâme circulaire (Les prétendues scissions dans l'Internationale, Genève, 1872, 39 pp.). Maintenant Londres vient de frapper un nouveau grand coup. Il vient de désigner La Haye en Hollande pour point de réunion du prochain Congrès. Le but est évident, c'est d'empêcher les délégués d'Italie, d'Espagne, du midi de la France et du Jura de venir en grand nombre... et d'obtenir par conséquent une majorité marxiste. Allemands surtout, qui nous écraserait si nous faisions la sottise d'y aller. Par conséquent le Conseil Fédéral Jurassien a décidé d'envoyer au Conseil général une protestation très modérée dans la forme, très ferme dans le fond — et qui tâchera de faire, comprendre au Conseil général que, vu l'extrême importance des questions qui vont se traiter à ce Congrès, il était dans l'intérêt de l'Internationale que le Conseil général désigne un point central et notamment en Suisse où les délégués de tous les pays pourraient se rendre avec une égale facilité. En même temps le C[omité] Féd[éral] Jur[assien] invitera les Fédérations amies de l'Italie et de l'Espagne à se joindre à sa protestation et à sa prière. — Si après cela Londres refuse, on invitera les Italiens et les Espagnols à faire ce que feront les Jurassiens, c'est-à-dire, à n'envoyer aucun délégué à ce congrès, mais d'en envoyer au contraire à la conférence des sections dissidentes et libres en Suisse, pour affirmer et pour maintenir leur indépendance et pour organiser leur fédération intime — la fédération des sections et fédérations autonomes dans l'Internationale… Nous venons de recevoir des lettres d'Espagne et une du Conseil régional (national) de l'Espagne — cette dernière une lettre officielle — qui nous annonce que toutes les sections et fédérations espagnoles se prononceront pour nous contre Londres et marcheront solidairement avec nous contre ce dernier, exigeant comme nous le faisons aussi aujourd'hui, l'abolition du Conseil général. » ...

Le Comité fédéral jurassien écrit en effet le 15 juillet au Conseil général « contre le choix de La Haye » (v. Guillaume, L'Internationale III, pp. 301-2), mais quant aux dernières décisions rapportées par Bakounine (celles concernant une conférence indépendante en Suisse), Guillaume, après avoir lu, en 1905 environ, le passage cité ici, a noté sur mon manuscrit : « Je n'ai pas souvenir que les Jurassiens eussent décidé cela. Ce doit être une idée personnelle de Bakounine, ou si nous avons pensé ainsi un instant, nous avons bien vite changé d'avis. »

La lettre de Bakounine fut écrite à Neuchàtel le 16 juillet, avant son départ pour Genève. Il avait rencontré Guillaume le 13 , le 14 et le 15 , et le 14 notamment il y avait eu des discussions intimes et il avait noté : « projets arrêtés ». Le 15 il écrit à V. Pezza et à Celso Cerretti, le 16 à Nabruzzi et à Cafiero, le 17 et le 18 à Alerini, en Espagne, ce qui montre qu'il communiqua alors le résultat des discussions du 14 à ses camarades militants en Italie et en Espagne, avec plus de détails probablement que le 16 à Gambuzzi, qui était quelque peu à l'écart de la grande lutte. Donc, si Guillaume a, bientôt après, rejeté cette tactique et est arrivé à ne plus s'en souvenir, il a dû l'approuver ou ne pas s'y opposer énergiquement au début.

C'est dans le sens indiqué que la Conférence de Rimini (4 août), dans laquelle la Fédération italienne se constitue, déclara : « Dès ce moment, la Fédération italienne... rompt toute solidarité avec le Conseil général de Londres, affirmant d'autant plus sa solidarité économique avec tous les travailleurs et propose à toutes les sections qui ne partagent pas les principes autoritaires du Conseil général, d'envoyer le 2 septembre 1872 leurs délégués non à La Haye, mais à Neuchàtel en Suisse pour y ouvrir le Congrès général antiautoritaire. »

Cette proposition de ne pas aller à La Haye restait isolée, et le point de vue jurassien se trouve exprimé, par exemple, dans le mandat impératif que les délégués jurassiens reçurent du Congrès jurassien du 18 août, où il est dit : « Les délégués jurassiens doivent agir en solidarité complète avec les délégués espagnols, italiens, français et tous ceux qui protestent franchement et largement contre le principe autoritaire. En conséquence, le refus d'admission d'un délégué de ce fédérations devra entraîner la retraite immédiate des délégués jurassiens. » — « De même si le Congrès n'accepte pas les bases de l'organisation de l'Internationale énoncées ci-dessus [on y lit : « le principe fédératif étant la base de l'organisation de l'Internationale, les sections se fédèrent librement entre elles, et les fédérations se fédèrent librement entre elles dans la plénitude de leur autonomie, créant, selon les besoins, tous les organes de correspondance, bureaux de statistique, etc. qu'elles jugeront convenables »], les délégués devront se retirer, d'accord avec les délégués des Fédérations antiautoritaires » (Bulletin de la Fédération Jurassienne, 15 août - 1 septembre).

Bakounine assiste à ce congrès, tenu à La Chaux-de-Fonds. Il note le 18 août : « Congrès — victoire complète — soir arrivent Cafiero », etc. Pezza y était aussi. Il se transporte le 19 à Sonvilier, où il voit Guillaume le 20 ; il note, par exemple : « soir travaille et fait travailler ». « 21. Travaillé toute la journée avec Cafiero et Pezza. Soir assemblée des compagnons chez nous. » Le 22 et le 23 ils vont au Locle ; le 24 et le 25 à Neuchâtel chez Guillaume ; le soir du 25 rentrée à Zurich. Le 29 Bakounine écrit une « lettre aux amis Jurassiens et Espagnols pour leur être remise par Armando [Cafiero] qui part demain » ; (30) Armando parti pour La Haye. »

Le Bulletin jurassien ne publie pas une clause du mandat impératif qu'on trouve dans la Favilla de Mantoue du 27 août, d'après laquelle les délégués qui auraient quitté le Congrès général délibéreraient entre eux sur une localité où serait tenu un congrès antiautoritaire.

J'omets l'incident Cerrelli dont quelques lettres de Costa, etc. témoignent. En somme la différence d'opinion entre Cafiero et Guillaume continua et s'accentua au Congrès de La Haye et il y a toute raison de croire que Bakounine était du côté des Italiens. James Guillaume agissait seul, car Schwitzguébel s'occupait peu de ces questions de haute stratégie, et il apprit à son grand étonnement à quel point il y avait inimitié entre Marx et ses plus fidèles adhérents d'autrefois, les Eccarius, Jung, Hales et tous les Anglais en général. Il s'appliqua à gagner un par un les délégués Belges, Hollandais, Français qui étaient mécontents du régime marxiste et blanquiste en vogue au Conseil général pour les amener à se lier, le cas échéant, avec les Fédérations du Jura, de l'Espagne, de l'Italie sur la base de la solidarité économique et de l'autonomie complète pour les idées et la tactique. Il avait beaucoup de méfiances à vaincre, de susceptibilités à apaiser, pour sauver ainsi la continuité de l'Internationale que Marx, en faisant renvoyer son Conseil général à New York, lâchait comme un organisme désormais sans valeur pour lui, car il voyait bien que malgré les votes arrachés par mille machinations au Congrès de La Haye, il n'arrivait pas à s'y imposer.

Guillaume m'a raconté que Cafiero ne dérageait pas toute cette semaine du Congrès de La Haye, en voyant que Guillaume ne plaidait pas en faveur des idées anarchistes, mais en faveur du choix libre des idées et de la tactique de chaque fédération et pour unir tous les adversaires de Marx. « Mieux vaudrait rester seuls que faire des concessions », prétendait Cafiero. A quoi Guillaume répliquait qu'il gagnait ainsi tous les internationaux Belges (les Flamands restaient quelque peu récalcitrants). « Mais, disait Cafiero, que nous importent ceux-là, puisqu'ils ne pensent pas comme nous ! » Et Guillaume de répondre : « Qu'est-ce que cela fait ? Nous voulons être en bons termes avec les socialistes du monde entier, quelle que soit leur opinion personnelle. »

Cette œuvre de Guillaume aboutit à la fameuse Déclaration de la Minorité, rédigée lentement, à la suite de multiples discussions, document qui fut lu au Congrès de La Haye par Victor Dave, un des rares survivants de cette époque. Guillaume rapporte ancore que cette déclaration fut une très grande surprise pour Marx, car il avait pu croire que les milieux socialistes seraient terrorisés par sa persécution de Bakounine et de ses camarades, et il voyait que l'effet moral de ses agissements était nul et qu'ils ne soulevaient que du mépris pour lui.

On ignore le contenu de la lettre pour les Jurassiens et les Espagnols que Bakounine leur fit remettre par Cafiero, mais elle n'a dû changer en rien le but et la tactique de Guillaume. Cependant il faut dire peut-être que si Guillaume cherchait l'accord, la coexistence, sur la base de l'autonomie quant aux idées et à la tactique, il n'était pas du tout opposé à une vraie solidarité ou intimité entre ceux qui avaient mêmes idées et même tactique. Et il raconte (L'Internationale, II, p. 353) comment le 8 septembre à Amsterdam cette question fut discutée entre lui, Cafiero et les Espagnols à leur satisfaction mutuelle. « Nous tombâmes d'accord, dit-il, qu'il faudrait profiter de l'occasion qu'offrirait le Congrès convoqué à Saint-Imier pour le 15 septembre et auquel devaient se rendre les délégués espagnols aussi bien que les délégués italiens ; ce rapprochement nous donnait l'espoir qu'il serait possible d'établir entre nous tous qui luttions pour la réalisation des mêmes idées un accord destiné à substituer l'action collective aux efforts restés jusque-là trop isolés. »

Ainsi fut fait, et des discussions de Zürich et du Congrès international de Saint-Imier résultèrent en réalité deux organisations internationales, l'une publique, entre fédérations de l'Internationale, qui avait pour base la solidarité économique et l'autonomie en fait d'idées et de tactique; l'autre secrète entre les fédérations nettement antiautoritaires ou anarchistes, ou, plus exactement, entre celles de ces fédérations qui étaient déjà en relations privées avec Bakounine et ses camarades, puisque les Belges et les Hollandais, alors en grande partie nettement anarchistes, appartenaient à la première seulement de ces deux organisations.

C'est pour cette organisation secrète que Bakounine à Zurich, le 30 août, commence à écrire des statuts (le jour du départ de Cafiero pour La Haye) :

« 30. Écrit Constitution ] des P. P. [Frères]. 2 sept. Soir écrit Constitution. 3. Statuts de Y. 4. Statuts d'Alliance; soir... Statuts. 5. Écrit Statuts Alliance. » Fanelli et Nabruzzi étant arrivés (Pezza est toujours là), le « 6. Discussion et lecture du projet des statuts ; lettre d'Armando (Cafiero) — bête — insuffisante. » Le 7 : arrive Malatesta ; télégramme annonçant le départ du Conseil général de Londres. « 8. Lettre d'Armando de La Haye — assez bonne... Avant dîner réunion italienne chez moi . . . . soir Italiens chez moi. 9. De 1 1/2 à 6 h. Lecture et discussion des Statuts ; de 9 à 1 h. Organisation politique.... 11. Soir arrivent Armando. Adhémar (Schwitzguébel), Morago. Justus (R. Farga Pellicer), Marseleau, Raoul (Alerini) — Inquiétude et défiance dans l'air. 12. Arrive Costa. Matin et soir lecture et discussion des Statuts. 13. Accepté. Baiser fraternel et serrement de main fraternel.»

Ici il y a un intervalle causé par les deux congrès de Saint-Imier. Le 13 septembre le soir : « discussion sur le prochain Congrès de Saint-Imier ». Le voyage à Saint-Imier ; le 15 les deux Congrès. Bakounine note : « après dîner Lefrançais, James (Guillaume). 16. Continuation du second Congrès — clos — dîner — après dîner départ — soir Neuchâtel... soirée Guillaume — promenade. 17. Neuchâtel. Séance des P. P. avec James jusqu'à 7 h. du soir, à 8 h. partons.... »

Le seul compte rendu du Congrès qui existe, celui du Bulletin, reproduit et commenté par Guillaume (L'Internationale, III, pp. 4-10), montre que la rupture avec le Conseil général fut soutenue par les Italiens, parmi lesquels se trouvait Bakounine, et par G. Lefrançais, membre de la Commune, socialiste révolutionnaire indépendant ; les Espagnols ne se sentaient pas autorisés à prendre une telle décision sans l'approbation de leur Fédération, et Guillaume proposa « de s'en tenir à la Déclaration de la Minorité du Congrès de la Haye », ce qui fut fait en effet et trouva expression dans le Pacte d'amitié, de solidarité et de défense mutuelle entre les Fédérations libres.

Guillaume m'a décrit l'indignation de Bakounine devant la Déclaration de la Minorité ; il s'était attendu à quelque chose de plus énergique. Guillaume dut lui expliquer les motifs de sa conduite. Il le fit dans la soirée du 16 à Neuchâtel : pour lui il ne s'agissait pas en ce moment de montrer de l'énergie, mais de réunir les forces existantes. Le résultat de cette tactique fut la continuation de l'Internationale, qui ne se souciait guère des expulsions et exclusions prononcées à La Haye et à New York. Les mots « inquiétude et défiance dans l'air » qui donnaient l'impression de Bakounine lors du retour des délégués le 11, s'appliquaient peut-être à ce manque d'énergie au Congrès de La Haye, pénible à Bakounine, mais voulu par Guillaume qui, voyant de grandes diversités d'opinion dans l'Internationale, s'appliquait à réunir et à maintenir ensemble, non les groupes anarchistes, mais tous les adhérents par une solidarité et une tolérance réciproques, car il savait qu'une telle Internationale comprendrait par le fait même les anarchistes en premier lieu.

D'après Guillaume, Bakounine arriva à Saint-Imier avec l'intention de fonder une Internationale anarchiste, mais il en vit l'impossibilité et leurs conversations à Neuchâtel le rallièrent à la tactique de Guillaume, et désormais il entreprit de persuader aussi les Italiens de l'utilité de cette tactique. Nous avons une preuve de ce dernier fait dans la sixième résolution du Congrès fédéral italien (Bologne, mars 1873), où il est dit que les délégués italiens recevront le mandat de proposer au prochain Congrès de l'Internationale les réformes suivantes :

« 1° Rétablissement dans leur intégrité des articles formés par les considérants du programme de l'Internationale ;
2° Déclaration que la solidarité dans la lutte économique est le seul lien obligatoire entre les membres de l'Internationale, et qu'elle laisse à chaque fédération, section, groupe ou individu la pleine liberté de suivre le programme politique jugé le meilleur et de s'organiser publiquement ou secrètement pour sa réalisation, pourvu que ce programme ne soit pas opposé ou contraire à l'objet de l'Association : l'émancipation complète et directe du prolétariat par lui-même;
3° Abolition de toute autorité et de tout pouvoir central dans l'Internationale et par conséquent, pleine liberté d'organisation et pleine autonomie des sections et fédérations. »

La cinquième de ces résolutions propose encore la réunion d'un congrès antiautoritaire dans le Jura suisse cinq jours avant le congrès général ordinaire ; mais il est inutile de discuter ici ces détails. En somme, il y eut beaucoup de discussions entre les Fédérations et aux divers Congrès régionaux tenus en Suisse, en Espagne, en Belgique, et en septembre 1873 se réunit le Congrès de Genève, qui devint le congrès unique reconstituant et continuant l'œuvre de l'Internationale, par suite de la décadence complète de l'Internationale pro-marxiste. Cette décadence était démontrée au moment même par le piteux simulacre de congrès organisé par les marxistes, à Genève aussi.

Au Congrès de Genève, comme à ceux qui suivirent (Bruxelles, Berne, Verviers), les portes étaient largement ouvertes aux socialistes de toutes nuances, et on y vit lassalliens, réformistes belges, comme De Paepe, socialistes politiques anglais et autres discuter avec les anarchistes jurassiens, italiens, espagnols, etc. Certains socialistes, des Belges notamment, conçurent même en 1877 l'idée de créer une nouvelle Internationale plus large, embrassant de nouveau les marxistes qui se tenaient à l'écart. Cette conception fut réalisée pour un moment au Congrès, dit mondial, de Gand. Mais, comme précédemment, les marxistes ne tenant pas à coopérer sur le pied d'égalité avec les anarchistes ou les socialistes de quelque autre nuance, chacun désormais suivit sou propre chemin.

Cependant, le souvenir encore vif de ces faits empêcha les marxistes de faire en 1889 une affaire, dès le début, exclusivement marxiste des congrès ouvriers socialistes internationaux ressuscités alors à Paris. La participation des syndicalistes, antiparlementaires, anarchistes et autres à ces congrès parut toute naturelle et les marxistes n'osèrent pas la mettre en question. On sait par quelles brutalités, ruses et mesquineries ils s'appliquèrent par la suite, aux Congrès de 1891, '93 et '96 (Bruxelles, Zurich et Londres) à éliminer les insoumis au marxisme. Ils furent heureux après la dernière épuration à Londres, en 1896 — enfin seuls ! C'est dans cet esprit que naquit la soi-disant deuxième Internationale, qui ne fut jamais que la réunion de ceux qui se croient partout les maîtres, les dictateurs nés et prédestinés du peuple travailleur, et les inquisiteurs et censeurs de l'esprit libre de tous.

Le vrai internationalisme doit donc tout aux libertaires qui, alors comme aujourd'hui, rejetaient la dictature arrogante d'un parti et établissaient l'idée puissante el fertile de la coexistence, de la tolérance mutuelle, idée qui, sur la base commune de la solidarité réciproque, permet l'expérimentation libre, l'émulation vers le mieux et exclut la lutte intestine qui, jusqu'à ce jour, absorbe malheureusement les neuf dixièmes de l'effort populaire, et sans laquelle nous serions autrement avancés que nous ne le sommes.

Rappelons-nous donc les hommes de 1872, les Bakounine, Guillaume, Cafiero, Morago et tous les autres qui, séparés par des nuances d'idées, ont su coopérer pour leur grand but qui est aussi le nôtre.

***

Les discussions sur l'organisation secrète continuèrent à Zurich entre Bakounine, les Italiens, les Espagnols. Le soir du 18 : « Séance ; 19 discussion sur moyens — Platonisme doctrinaire de Marseleau [qui fut un peu moins acquis aux idées révolutionnaires que les autres] ; 20 Explications avec Marseleau — tout concilié — soir libre ; 21 système de correspondance ». Le 22 les Espagnols, le 23 les Italiens [V. Pezza, Fanelli, Cafiero, Nabruzzi, Malalesta] partent.

Cette organisation, qui a pu s'appeler en Italie Alliance socialiste révolutionnaire, se composait de frères internationaux (en Italie ce ne furent que Cafiero, Fanelli, Malatesta, Costa et L. Nabruzzi) et de frères nationaux, provinciaux, etc., dont le nombre le plus grand fut en Italie et probablement aussi en Espagne, ils comprenaient tous les militants. Pour le Jura, l'organisation comprit, comme avant, les noyaux des militants à différents degrés de chaque localité.

Par Bakounine cette organisation était liée à son organisation russe. Il note, par exemple, le 21 septembre même : « première réunion de Rousskoe Bralstvo [Fraternité russe] ». Le journal de Bakounine, qui n'est conservé que jusqu'à la fin de 1872, note pour les trois derniers mois de cette année qu'à plusieurs occasions il élabora des circulaires sous forme de grandes lettres aux Italiens, aux Jurassiens, aux Espagnols et les fit suivre de lettres adressées individuellement aux camarades internationaux de la réunion de Zurich. Il reçut de nombreuses réponses et à Locarno des visites, surtout d'Italiens. La réunion à Locarno, à la fin de décembre, de Cafiero, Carmelo Palladino, Fanelli et d'autres, oubliés aujourd'hui, montre ces relations en pleine vigueur. Nous n'en connaissons pas la suite à cause de la perte de documents concernant l'année 1873.

Les statuts de cette nouvelle Alliance furent traduits en italien à Zurich même et emportés en six ou sept exemplaires par les participants. En partie détruits, en partie saisis lors des grands procès pour les événements d'août 1874 (Bologne, Florence, les Pouilles, etc.), ils se trouvaient dans les dossiers si volumineux de ces procès, terminés en 1875 et en 1876 par des acquittements. (Parmi ces dossiers se trouvaient les documents principaux de l'Internationale italienne, transmis par Costa à F. Natta et emmurés par celui-ci dans sa boutique à Florence, mais trouvés par la police en 1874).

Le Programme et objet de l'Association, écrit de la main de Costa (c'est-à-dire traduit ou copié par lui) fut attribué à Costa lui-même par le procureur lors du procès de Florence (Dibattimenti.... Roma 1875, pp. 333-835). Je ne sais si dans le procès de Bologne ce document fut mieux compris (un compte rendu détaillé ne paraît pas avoir été publié). Le passage suivant fut cité : « Nous ne reconnaissons d'autre patrie que la révolution universelle, d'autre ennemi que la tyrannie sous quelque forme qu'elle se présente.» Comparons cette citation à un texte français clandestin, imprimé (4 pp. in-4°) comme la feuille clandestine Situazione. 2, dans le format caractéristique du Kolokol, par L. Czerniechi à Genève, l'imprimeur de toute confiance, qui imprimait les publications de Herzen, feuille qui doit dater des derniers mois de 1868 ; on y trouve : I. Programme et objet. Les [espace blanc] ne reconnaissent d'autre patrie que la révolution universelle, d'autre pays étranger, d'autre ennemi que la réaction sous quelque forme qu'elle se présente... »

Il existe aussi une brochure russe intitulée Krousskimrevoliontsioneram [Aux révolutionnaires russes], septembre 1873, publiée par l'ancien groupe russe de Bakounine, Z. Ralli, A. Oelsvitz et V. Holstein, mais sans la participation de Bakounine après que ce groupe se fut séparé de lui, et qui nous intéresse ici, parce que, rédigée en 1872, elle commence par ces mots : « Nous n'avons pas de patrie. Notre patrie est la révolution universelle. Nous n'avons d'autre ennemi que l'État sous toutes ses formes, forme religieuse, doctrinaire, politique, économique et sociale » (traduit du russe ; texte complet russe dans la Correspondance de Bakounine, Genève 1896, et dans sa traduction allemande 1895). Ainsi Ralli, Oelsvitz et Holstein n'avaient rien trouvé de mieux que de publier le programme de Fraternité russe [Rousskoe Bratslvo], fondée par Bakounine en 1872 et dont ils furent membres, en éliminant ce qui avait rapport à l'organisation et en maniant le texte à leur aise. Bakounine fut écœuré de cette indiscrétion.

D'un manuscrit non de la main de Bakounine et qui porte la date du début de 1869 [v. pp. 268 à 270 de ma biographie; aussi pp. 777-779 et notes 3344 et 3959], on voit que la société à laquelle s'appliqua le texte clandestin imprimé, s'appela Fraternité internationale et que les mots laissés en blanc sont frères internationaux.

De ces quatre textes et d'autres matériaux on peut conclure que Bakounine, à bon droit, se servit en 1872 pour la constitution de la Fraternité russe (il note le 1 avril : « lu le programme et le règlement avec les Russes » [Ralli, Oelsvitz et Holstein]) et pour la reconstruction de l'Alliance secrète en septembre, de l'ancien programme de la Fraternité internationale, puisque sans doute par lui-même et par quelques autres il existait un lien entre ces sociétés, et qu'il ne pouvait mieux rédiger l'ensemble de ses idées ici dans leur forme la plus nette, destinée aux camarades intimes seuls. Ainsi, de l'épanouissement, de la dispersion des efforts dans maintes directions, on revient toujours chez Bakounine à une concentration, à une simplicité, et à une continuité qui lui sont caractéristiques.

***

Pour conclure, je voudrais faire observer que tout cela n'est pas de l'histoire ancienne, mais contient des enseignements utiles à notre temps.

Si jamais une vraie Internationale renaît, elle ne sera pas le résultat des efforts de cette diplomatie du prolétariat — mot employé par Engels dans une lettre à Marx,— qui s'est complètement assimilée à la diplomatie officielle et arrive aussi peu par ses nombreuses conférences à replâtrer les Internationales 2, 2 1/2 et 3, que l'autre arrive à replâtrer cette pauvre Europe.

Si l'on veut tâcher de profiter des enseignements de Saint-Imier en 1872, on pourrait essayer de rétablir une vraie Internationale sur cette base :

  • Solidarité dans la lutte économique contre le capitalisme ;
  • Solidarité dans la lutte contre l'autorité, l'État ;
  • Solidarité dans le rejet absolu de la guerre et des oppressions nationalistes ;
  • Autonomie complète sur le terrain des idées et de la tactique, ce qui implique la non-intervention dans les affaires des autres et le rejet de tout monopole et de toute dictature.

Ceci créera une base de solidarité et de sécurité générales et alors d'autres Internationales réunissant les hommes de mêmes idées et de même tactique se créeront pour réunir les forces éparses et procéder enfin à l'expérimentation libre, qui seule pourra montrer la valeur des différentes aspirations et qui nous enseignera enfin du neuf, car nous en avons besoin avant tout pour sortir de la stagnation actuelle qui nous aigrit et ne conduit à rien.

 
Le 3 août 1922

 


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