Pierre-Joseph Proudhon

Sur la liberté

(1849-1863)

 



Note

La conception de la liberté de Proudhon est beaucoup plus articulée et subtile que celle que ses adversaires attribuent à l'anarchie (la liberté comme une licence pour se comporter de manière désordonnée et même nuisible aux autres) ou celle que certains anarchistes autoproclamés revendiquent (la liberté comme une licence pour faire ce que l'on veut sans tenir compte de quoi que ce soit). Ces extraits tirés de deux des œuvres de l'auteur devraient précisément servir à clarifier cela.

 


 

Source: Les Confessions d’un révolutionnaire, La Banque du peuple: Chapître XV, 1849

La liberté composée

Qu’est-ce d’abord que la liberté ?
La liberté est de deux sortes : simple, c’est celle du barbare, du civilisé même, tant qu’il ne reconnaît d’autre loi que celle du Chacun chez soi, chacun pour soi ; — composée, lorsqu’elle suppose, pour son existence, le concours de deux ou plusieurs libertés.

Au point de vue barbare, liberté est synonyme d’isolement : celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des autres ; l’existence d’un seul individu sur toute la face du globe donnerait ainsi l’idée de la plus haute liberté possible. — Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables.

Ces deux manières de concevoir la liberté s’excluant l’une l’autre, il en résulte que la liberté du sauvage ne peut pas être rationnellement et justement revendiquée par l’homme vivant en société : il faut choisir.

Deux nations sont séparées par un bras de mer, ou une chaîne de montagnes. Elles sont respectivement libres, tant qu’elles ne communiquent point entre elles, mais elles sont pauvres ; c’est de la liberté simple : elles seront plus libres et plus riches si elles échangent leurs produits ; c’est ce que j’appelle liberté composée. L’activité particulière de chacune de ces deux nations prenant d’autant plus d’extension qu’elles se fournissent mutuellement plus d’objets de consommation et de travail, leur liberté devient aussi plus grande : car la liberté, c’est l’action. Donc l’échange crée entre nations des rapports qui, tout en rendant leurs libertés solidaires, en augmentent l’étendue : la liberté croît, comme la force, par l’union, Vis unita major. Ce fait élémentaire nous révèle tout un système de développements nouveaux pour la liberté, système dans lequel l’échange des produits n’est que le premier pas.

En effet : l’échange ne tarderait pas à devenir une cause d’assujettissement, de subalternisation, de gêne extrême pour les peuples, s’il devait s’effectuer toujours selon le mode primitif, en nature. Il faut un moyen qui, sans rien ôter à la solidarité créée par l’échange, par conséquent sans diminuer l’importance des échanges, l’augmente au contraire, et rende l’échange aussi facile, aussi libre que la production elle-même.

Ce moyen , c’est la monnaie. Par l’invention de la monnaie, l’échange est devenu commerce, c’est-à-dire propriété et communauté, individualité et solidarité combinées ensemble, en un mot, liberté élevée à sa troisième puissance.

Ainsi donc, l’homme qui travaille, c’est-à-dire qui se met en rapport d’échange avec la nature, est plus libre que celui qui la ravage, qui la vole, comme le barbare. — Deux travailleurs qui échangent leurs produits, sans autrement s’associer, sont plus libres que s’ils ne les échangeaient pas ; — ils le deviendront davantage encore, si, au lieu de l’échange en nature, ils adoptent, d’accord avec un grand nombre d’autres producteurs, un signe commun de circulation, tel que la monnaie. Leur liberté croît à mesure, je ne dis pas qu’ils s’associent, mais qu’ils font une permutation de leurs services : c’est encore une fois ce que j’appelle tour à tour liberté simple et liberté composée.

Or, de même que l’échange, sans la monnaie, serait devenu une cause et un moyen de servitude ; de même la monnaie, après avoir créé entre les individus et plus de liberté et plus d’action, les ramènerait bientôt à une féodalité financière et corporative, à une servitude organisée, cent fois plus insupportable que la misère antérieure, si, par un nouveau moyen, analogue à la monnaie métallique, on ne parvenait à remédier à cette tendance de subalternisation, et par conséquent à élever à un degré supérieur encore la liberté.

Tel est le problème que s’est proposé de résoudre la Banque du peuple.

C’est une vérité d’expérience que le numéraire, c’est-à-dire la valeur la plus idéalisée, la plus échangeable, la plus exacte ; celle qui sert à toutes les transactions, qui fut un instrument de liberté économique à l’époque où le commerce se faisait par échange, redevient un instrument d’exploitation et de parasitisme, lorsqu’à la faveur de la division du travail, l’industrie et le commerce ont acquis un haut degré de développement, et qu’ensuite, par une sorte de séparation des pouvoirs économiques, analogue à la séparation des pouvoirs politiques, les producteurs viennent à se classer en deux partis antagonistes, les entrepreneurs-capitalistes-propriétaires, et les ouvriers ou salariés.

Il s’agit donc de rendre à la liberté ceux que l’argent tient sous sa dépendance ; d’affranchir, en un mot, les serfs du capital, comme l’argent lui-même avait affranchi les serfs de la glèbe.

 


 

Source: Les Confessions d’un révolutionnaire, Conclusion: Chapître XXI, 1849.

Le principe de la Révolution, nous le connaissons encore, c’est la Liberté.

Liberté ! c’est-à-dire : — (1) affranchissement politique, par l’organisation du suffrage universel, par la centralisation indépendante des fonctions sociales, par la révision perpétuelle, incessante, de la Constitution ; — (2) affranchissement industriel, par la garantie mutuelle du crédit et du débouché.

En autres termes :

- Plus de gouvernement de l’homme par l’homme, au moyen du cumul des pouvoirs ;

- Plus d’exploitation de l’homme par l’homme, au moyen du cumul des capitaux.

Liberté ! voilà le premier et le dernier mot de la philosophie sociale. Il est étrange qu’après tant d’oscillations et de reculades dans la route scabreuse et compliquée des révolutions, nous finissions par découvrir que le remède à tant de misères, la solution de tant de problèmes, consiste à donner un plus libre cours à la liberté, en abaissant les barrages qu’ont élevés au-devant d’elle l’Autorité publique et propriétaire ?

Mais quoi ! c’est ainsi que l’humanité arrive à l’intelligence et à la réalisation de toutes ses idées.

Le socialisme paraît : il évoque les fables de l’antiquité, les légendes des peuples barbares, toutes les rêveries des philosophes et des révélateurs. Il se fait trinitaire, panthéiste, métamorphique, épicurien ; il parle du corps de Dieu, des générations planétaires, des amours unisexuelles, de la phanérogamie, de l’omnigamie, de la communauté des enfants, du régime gastrosophique, des harmonies industrielles, des analogies des animaux et des plantes. Il étonne, il épouvante le monde ! Que veut-il donc ? qu’est-ce qu’il y a ? Rien : c’est le produit qui veut se faire Monnaie, le Gouvernement qui tend à devenir Administration ! Voilà toute la réforme.

Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte : c’est un Voltaire. Nous ne savons rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et moqueuse. Esclaves de nos opinions comme de nos intérêts, à force de nous prendre au sérieux, nous devenons stupides. La science, dont le fruit le plus précieux est d’ajouter sans cesse à la liberté de la pensée, tourne chez nous au pédantisme ; au lieu d’émanciper l’intelligence, elle l’abêtit. Tout entiers à nos amours et à nos haines, nous ne rions des autres pas plus que de nous : en perdant notre esprit, nous avons perdu notre liberté.

La Liberté produit tout dans le monde, tout, dis-je, même ce qu’elle y vient détruire aujourd’hui, religions, gouvernements, noblesse, propriété.

De même que la Raison, sa sœur, n’a pas plus tôt construit un système, qu’elle travaille à l’éteindre et à le refaire ; ainsi la Liberté tend continuellement à convertir ses créations antérieures, à s’affranchir des organes qu’elle s’est donnés et à s’en procurer de nouveaux, dont elle se détachera comme des premiers, et qu’elle prendra en pitié et en aversion, jusqu’à ce qu’elle les ait remplacés par d’autres.

La Liberté, comme la Raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois plus près de la raison et de la liberté, que l’anachorète qui prie ou le philosophe qui argumente.

Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même. Tu te révélas jadis au Sage sur le trône, quand il s’écria à la vue de ce monde où il figurait comme un demi-dieu : Vanité des vanités ! Tu fus le démon familier du Philosophe quand il démasqua du même coup et le dogmatiste et le sophiste, et l’hypocrite et l’athée, et l’épicurien et le cynique. Tu consolas le Juste expirant, quand il pria sur la croix pour ses bourreaux : Pardonnez-leur, ô mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font !

Douce Ironie ! toi seule est pure, chaste et discrète. Tu donnes la grâce à la beauté et l’assaisonnement à l’amour ; tu inspires la charité par la tolérance ; tu dissipes le préjugé homicide ; tu enseignes la modestie à la femme, l’audace au guerrier, la prudence à l’homme d’État. Tu apaises, par ton sourire, les dissensions et les guerres civiles ; tu fais la paix entre les frères, tu procures la guérison au fanatique et au sectaire. Tu es maîtresse de Vérité, tu sers de providence au Génie, et la Vertu, ô déesse, c’est encore toi.

Viens, souveraine : verse sur mes citoyens un rayon de ta lumière ; allume dans leur âme une étincelle de ton esprit : afin que ma confession les réconcilie, et que cette inévitable révolution s’accomplisse dans la sérénité et dans la joie.

 


 

Source: Du Principe Fédératif, Chapître Ier. — Dualisme politique. Autorité et Liberté : opposition et connexité de ces deux notions. 1863

L’ordre politique repose fondamentalement sur deux principes contraires, l’Autorité et la Liberté : le premier initiateur, le second déterminateur ; celui-ci ayant pour corollaire la raison libre, celui-là la foi qui obéit.

Contre cette première proposition, je ne pense pas qu’il s’élève une seule voix. L’Autorité et la Liberté sont aussi anciennes dans le monde que la race humaine : elles naissent avec nous, et se perpétuent en chacun de nous. Remarquons seulement une chose, à laquelle peu de lecteurs feraient d’eux-mêmes attention : ces deux principes forment, pour ainsi dire, un couple, dont les deux termes, indissolublement liés l’un à l’autre, sont néanmoins irréductibles l’un dans l’autre, et restent, quoi que nous fassions, en lutte perpétuelle. L’Autorité suppose invinciblement une Liberté qui la reconnaît ou la nie ; la Liberté à son tour, dans le sens politique du mot, suppose également une Autorité qui traite avec elle, la refrène ou la tolère. Supprimez l’une des deux, l’autre n’a plus de sens : l’Autorité, sans une Liberté qui discute, résiste ou se soumet, est un vain mot ; la Liberté, sans une Autorité qui lui fasse contre-poids, est un non-sens.

Le principe d’Autorité, principe familial, patriarcal, magistral, monarchique, théocratique, tendant à la hiérarchie, à la centralisation, à l’absorption, est donné par la Nature, donc essentiellement fatal ou divin, comme l’on voudra. Son action, combattue, entravée par le principe contraire, peut indéfiniment s’étendre ou se restreindre, mais sans pouvoir s’annihiler jamais.

Le principe de Liberté, personnel, individualiste, critique ; agent de division, d’élection, de transaction, est donné par l’Esprit. Principe essentiellement arbitral par conséquent, supérieur à la Nature dont il se sert, à la fatalité qu’il domine ; illimité dans ses aspirations ; susceptible, comme son contraire, d’extension et de restriction, mais tout aussi incapable que celui-ci de s’épuiser par le développement, comme de s’anéantir par la contrainte.

Il suit de là qu’en toute société, même la plus autoritaire, une part est nécessairement laissée à la Liberté ; pareillement en toute société, même la plus libérale, une part est réservée à l’Autorité. Cette condition est absolue ; aucune combinaison politique ne peut s’y soustraire. En dépit de l’entendement dont l’effort tend incessamment à résoudre la diversité dans l’unité, les deux principes restent en présence et toujours en opposition. Le mouvement politique résulte de leur tendance inéluctable et de leur réaction mutuelle.

Tout cela, je l’avoue, n’a peut-être rien de bien neuf, et plus d’un lecteur va me demander si c’est tout ce que j’ai à lui apprendre. Personne ne nie ni la Nature ni l’Esprit, quelque obscurité qui les enveloppe ; pas un publiciste qui songe à s’inscrire en faux contre l’Autorité ou la Liberté, bien que leur conciliation, leur séparation et leur élimination semblent également impossibles. Où donc me proposé-je d’en venir, en rebattant ce lieu commun ?

Je vais le dire : c’est que toutes les constitutions politiques, tous les systèmes de gouvernement, la fédération y comprise, peuvent se ramener à cette formule, le Balancement de l’Autorité par la Liberté, et vice versâ ; c’est en conséquence que les catégories adoptées depuis Aristote par la multitude des auteurs et à l’aide desquelles les gouvernements se classent, les États se différencient, les nations se distinguent, monarchie, aristocratie, démocratie, etc., ici la fédération exceptée, se réduisent à des constructions hypothétiques, empiriques, dans lesquelles la raison et la justice n’obtiennent qu’une satisfaction imparfaite ; c’est que tous ces établissements, fondés sur les mêmes données incomplètes, différents seulement par les intérêts, les préjugés, la routine, au fond se ressemblent et se valent ; qu’ainsi, n’était le mal-être causé par l’application de ces faux systèmes, et dont les passions irritées, les intérêts en souffrance, les amours-propres déçus s’accusent les uns les autres, nous serions, quant au fond des choses, très-près de nous entendre ; c’est enfin que toutes ces divisions de partis entre lesquels notre imagination creuse des abîmes, toutes ces contrariétés d’opinions qui nous paraissent insolubles, tous ces antagonismes de fortunes qui nous semblent sans remède, trouveront tout à l’heure leur équation définitive dans la théorie du gouvernement fédératif.

 


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