Jean- François Revel

L’État Narcisse

(1976)

 


 

Note

Un portrait magistral des principales caractéristiques de l'État moderne et une prémonition des risques futurs (totalitarisme à l'intérieur et impérialisme à l'extérieur) que cette forme d'organisation politique pourrait réserver à chacun d'entre nous.

 


 

Aujourd'hui, toutes les anciennes unités politiques, religieuses, familiales ou géographiques dans lesquelles se groupaient les humains — tribus, cités, provinces, églises — se sont confondues dans les États, même si, parfois, elles en chevauchent les frontières ou en contestent l'autorité. L'État, quant à lui, tend à supprimer, sur le territoire qu'il contrôle, une diversité où il ne voit qu'une mosaïque de particularismes rebelles à son autorité unificatrice et contraires à la « cohésion nationale ». Et il tend, au-dehors, à s'opposer aux autres États, même lorsqu'il est provisoirement leur allié, à penser le monde en termes de rivalités, puisqu'il est un outil crée pour la rivalité. Sa loi et son poids le portent à exacerber ce que l’on pourrait appeler la conscience frontalière. Dans le même temps, il rend de plus en plus homogène la société comprise à l'intérieur des frontières, et de plus en plus marquée la séparation entre cette société et l'extérieur, entre « nous » et « les autres ».

C'est pourquoi tant de gouvernements s'efforcent d'isoler leur population du reste de l'humanité, en prohibant ou en dosant avec soin ses contacts avec les étrangers, les entrées et les sorties des personnes, et surtout des idées. (Dans ce domaine, au bout d'un certain temps, il ne reste plus grand-chose à faire sortir.) Ils empêchent la libre circulation de l'information, concernant aussi bien le pays lui-même que les autres pays et les affaires mondiales. La censure et la propagande reconstruisent jour après jour un roman paranoïaque, national et international, manière que rien ou presque rien ne pénètre qui ne soit favorable au pouvoir et ne paraisse faire éclater la justesse de ses vues et la fécondité de ses actes.

Le rêve de tout État, à savoir que personne, en tout cas parmi les hommes soumis à son autorité, ne puisse vérifier ses dires et juger ses œuvres, est devenu réalité sur presque toute la surface de la planète. Le déferlement et la rapidité de l'information, dont les théoriciens des média ont tant parlé depuis 1960, n'affectent que la trentaine de nations sur cent quarante évoquées plus haut. Partout ailleurs, il y a sans doute déferlement et rapidité, mais de tout autre chose que de l'information. Les média sont bien plutôt des prolongements du pouvoir politique, des cages d'ondes où l'esprit est domestiqué.

Cette isolation des groupes humains les uns par rapport aux autres est facilitée par une opération parallèle, l'encouragement au nationalisme populaire à la vanité chauvine la plus puérile, à la xénophobie el à la susceptibilité. L'insondable sous-information des peuples, due à la prépondérance quasi universelle des propagandes d’État, déclenche et justifie toute à la fois une mégalomanie collective d’autant plus aisée à cultiver qu'on lui ôte tout point de comparaison possible avec l'étranger — et d'autant plus utile à la quiétude sociale qu'elle trompe l'ennui de populations dont le spectacle de la grandeur de l'État est, en général, le seul divertissement.

Le nationalisme est exploité par les gouvernants pour distraire les esprits de la critique, les détourner de la situation intérieure et les fasciner avec des objectifs ambitieux en politique étrangère, qui servent de prétexte nouveau à légitimer l’omnipotence des pouvoirs exécutifs. On sait que le principal souci des gouvernements contemporains est de se procurer des armes. Aussi, les dépenses militaires mondiales compris et surtout dans les pays les plus pauvres, équivalent-elles, chaque année, à deux fois les dépenses d'éducation, à trois fois les dépenses de santé et à vingt fois l'aide des pays riches au tiers monde. La relation normale entre les nations et les États, selon laquelle les seconds seraient des instruments au service des premières, et des hommes qui les habitent, s'est complètement inversée. Ce sont les nations et les hommes qui ont été mis de force, dans presque tous les cas, au service des États, devenus des organismes ou des appareils autonomes, ne poursuivant plus rien d'autre que la contemplation de leur propre fonctionnement et l'accroissement de leur propre puissance.

Cette recherche de la puissance, les États ne l'aperçoivent, en général, que chez les autres. Venant d'eux, ils la vivent comme un désir naturel d'indépendance, une simple résistance aux empiétements impérialistes d'autrui.

Mais il n'y a qu'une différence de degré entre la puissance » et l ' « indépendance ». Est « puissance » ou « superpuissance » l'État qui a les moyens d'une diplomatie planétaire. Fait une simple politique d’ « indépendance l'État qui a les moyens seulement de contrecarrer de façon perceptible, souvent purement symbolique mais psychologiquement efficace, la politique planétaire des super-Grands. L’« indépendance » est la supergrandeur des petits. Dans son principe elle ne diffère pas de la politique d’hégémonie des super-Grands, elle procède des mêmes mobiles et de la même culture étatico-nationaliste.

Elle consiste à pratiquer ce qu'on appelle en football de l'antijeu, c'est-à-dire à faire sortir le ballon du terrain le plus souvent possible et à multiplier les passes inutiles entre joueurs. L'équipe qui mène antijeu borne son ambition à empêcher la partie de se dérouler normalement, faute d'être capable de marquer elle-même des buts. Mais, si elle était assez forte, elle s'empresserait de rétablir le jeu offensif et d'essayer, comme tout le monde, de gagner le championnat ou la coupe. La diplomatie des États nationaux étant elle-même un sport de compétition, la politique d' « indépendance » des États moyens ou faibles représente non pas un progrès de civilisation, ou l'amorce d'un changement de système, qui conduirait à une vision plus synoptique et plus universaliste des intérêts de l’espèce humaine, mais une position de repli, substitut d'une hégémonie hors de leur portée, qu'ils condamnent non pas dans son principe, mais parce qu'elle appartient à d'autres.

[…]

Depuis 1945, en même temps que se développait une rhétorique de la coopération internationale, qui fleurissaient les organisations censées traiter grandes questions dans l'intérêt de tous les hommes, nous avons assisté à la fragmentation croissante di monde en noyaux de plus en plus durs et de plus en plus hermétiques. Et, en même temps que se répandaient une idéologie et une parodie du pouvoir démocratique, prétendument enraciné dans le peuple et au service des masses, on a vu déferler, en réalité, la plus belle horde que l'Histoire ait connue de pouvoirs aventuriers par leurs origines et autoritaires dans leur exercice.

Plus l'État-nation se renforçait, s'affirmait dans le contexte international comme une autorité sacrée, n'ayant de comptes à rendre à personne au sujet de la manière dont elle traitait l'homme à travers le « ressortissant » placé sous sa dépendance, et moins les maîtres de ces États-nations étaient réellement choisis et contrôlés par les peuples au nom desquels ils parlaient.

Ce réquisitoire contre l'État peut se résumer en quelques propositions.
En provoquant et en entretenant le sentiment nationaliste, l'État substitue, dans des proportions variables, de faux problèmes aux vrais.

L'État ne correspond presque jamais aux divisions culturelles et économiques réelles des sociétés humaines.

Il mobilise ce qu'il y a de moins critique et de plus pathologique en l’homme, au service de pseudo-intérêts dits nationaux, qui ne le sont pas toujours.

Il détourne l'essentiel de la richesse vers les armements.

Il fournit une base idéologique et passionnelle au despotisme, en même temps qu'une scène propice au vedettariat politique de démagogues. (Les conditions dans lesquelles le pouvoir étatique se prend et se conserve dans la plupart des pays n'offrent pas de garantie suffisante quant à la compétence intellectuelle et au sens de la responsabilité des dirigeants.)

Il constitue une incitation à la corruption, parce qu'il pousse ceux qui l'occupent (dans la plupart des cas il s'agit en effet d'occupation de l'État, au sens où l'on parle d'occupation d'un pays conquis) aussi bien à la vénalité et à l'affairisme qu'à l'abus du pouvoir proprement politique. On le constate dans les pays développés et dans les pays sous-développés, capitalistes ou socialistes.

L'État ne peut aller jusqu'au bout de ses virtualités qu’au prix, soit d’une censure totale, soit d’une amputation massive de l’information, qui rend les groupes humains de plus en plus opaques les uns pour les autres et pour eux-mêmes.

Il y a donc incompatibilité entre l'État national, de plus en plus égocentrique, et les modes d'action adaptés au caractère mondial des problèmes les plus importants que doit résoudre aujourd'hui l'humanité.
Étant, par vocation, de plus en plus centralisateur, l'État ne laisse guère d'autre voie, aux minorités se sentant, à tort ou à raison, opprimées, que de se révolter pour fonder à leur tour de nouveaux États nationaux, ce qui accélère chaque jour et risque de prolonger à l'infini la fragmentation du monde.

Théoriquement, un simple outil de la volonté collective, l'État, de moyen qu'il était, se prend de plus en plus lui-même pour fin, et, se mettant à son propre service, tend mécaniquement vers une limite constituée par le totalitarisme à l'intérieur et l'impérialisme à l'extérieur.

 


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