Note
La première édition du Dictionnaire Philosophique fut publiée à Genève en 1764. L’article, Liberté de Penser, fut préparé pour la troisième édition imprimée à Amsterdam en 1765. Dans ce bref texte Voltaire apparaît comme un vrai champion de la tolérance. L’affirmation finale, qui peut apparaître tout à fait dure, est en réalité un coup génial d’acceptation illuminée de toutes les opinions et comportements, même ceux qui sont considérés comme plutôt méprisables, pourvu qu’ils ne soient pas fait apparaître comme nobles pour être ainsi imposés à tout le monde. Cela en opposition totale avec Jean-Jacques Rousseau qui voulait imposer la liberté à tous (Le contrat social, 1762) parce que la liberté était une idée noble et la forcer sur tous (un paradoxe dénué de sens) était pour lui la chose la plus juste au monde. Et il prépara aussi le terrain culturel pour remplacer l’obscurantisme et l’intolérance de l’Église avec un obscurantisme et une intolérance encore plus pestifère et obscène, celle de l’État,
Vers l'an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l'Espagne, milord Boldmind, officier général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barèges. Il y rencontra le comte Médroso [1], qui, étant tombe de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l'Inquisition [2]; milord Boldmind n'était familier que dans la conversation; un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien:
BOLDMIND. Vous êtes donc sergent des Dominicains [3]? Vous faites là un vilain métier.
MÉDROSO. Il est vrai; mais j'ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d'être cuit moi-même.
BOLDMIND. Quelle horrible alternative! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures [4], qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu'ils étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.
MÉDROSO. Que voulez-vous? Il ne nous est permis ni d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d'interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d'être brûlés éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins [5]. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l'Etat serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.
BOLDMIND. Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l'Europe? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes? L'empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté?
MÉDROSO. Quel est ce Cicéron [6]? Je n'ai jamais entendu parler de cet homme-là; il ne s'agit pas ici de Cicéron, il s'agit de notre saint-père le pape et de saint Antoine de Padoue, et j'ai toujours ouï-dire que la religion romaine est perdue si les hommes se mettent à penser.
BOLDMIND. Ce n'est pas à vous à le croire; car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre elle. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.
MÉDROSO. Non, mais on peut la réduire à peu de chose; et c'est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l'Allemagne gémissent dans le malheur épouvantable de n'être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s'en tiendront bientôt à l'adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l'enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le Saint-Office?
BOLDMIND. Si les premiers chrétiens n'avaient pas eu la liberté de penser, n'est-il pas vrai qu'il n'y eût point eu de christianisme?
MÉDROSO. Que voulez-vous dire? Je ne vous entends point.
BOLDMIND. Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère [7] et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d'avoir des plumes et de l'encre; s'il n'avait pas été longtemps permis dans l'empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s'est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd'hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé?
Quand on vous propose quelque affaire d'intérêt, n'examinez-vous pas longtemps avant de conclure? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu'elles appellent absurdes et impies; examinez donc ces dogmes.
MÉDROSO. Comment puis-je les examiner? Je ne suis pas jacobin.
BOLDMIND. Vous êtes homme, et cela suffit.
MÉDROSO Hélas! vous êtes bien plus homme que moi.
BOLDMIND. Il ne tient qu'à vous d'apprendre à penser; vous êtes né avec de l'esprit; vous êtes un oiseau dans la cage de l'inquisition; le Saint-Office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l'apprendre; tout homme peut s'instruire: il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent; osez penser par vous-même.
MÉDROSO. On dit que si tout le monde pensait par soi-même ce serait une étrange confusion.
BOLDMIND. C'est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n'est point troublée; mais si quelque protecteur insolent d'un mauvais poète voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis.
MÉDROSO. Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.
BOLDMIND. Vous êtes tranquilles, mais vous n'êtes pas heureux; c'est la tranquillité des galériens, qui rament en cadence et en silence.
MÉDROSO Vous croyez donc que mon âme est aux galères?
BOLDMIND. Oui; et je voudrais la délivrer.
MÉDROSO. Mais si je me trouve bien aux galères?
BOLDMIND. En ce cas vous méritez d’y être.
Notes
[1] Médroso: En Espagnol, medroso signifie craintif, timide, couard. En Anglais bold mind signifie quelqu'un avec l'esprit hardi.
[2] Familier de l'inquisition: On pensait que les sorcières avaient des chats ou autres animaux comme leur "familiers", qui obéissaient à elles et les tenaient au courant de ce qui se passait autour d'elles. Mais aussi des saints étaient fameux pour avoir des familiers, comme par exemple Saint Antoine de Padoue qui est mentionné plus en bas dans le texte et qui est souvent décrit en compagnie de cochons. L'implication est que Médroso est comme un chien bien dressé ou un animal domestique au service de l'Inquisition. Une autre implication est qu'il est un informant. Une autre encore est qu'il n'est pas un être humain autonome mais un instrument, quelqu'un sans personnalité qui agisse selon les instructions de son maître.
Inquisition: Un tribunal pour examiner et juger les hérésies, établi au siècle IX par le Pope Grégoire IX. Les hérétiques qui se refusaient de rétracter étaient remis à l'autorité séculaire pour l'exécution de la condamne. Au début l'Inquisition était dirigée contre les Vaudois. Leur nom dérive avec toute probabilité de Pierre Vaudès or Valdès, un riche commerçant qui abandonna se richesses et commença à prédiquer à Lyon autour de l'année 1177. L'Inquisition fut après introduite à nouveau pendant la Contre-Réforme dans la lutte contre les Protestants. Au même temps les rois d'Espagne avaient persuadé le Pope d'instituer une Inquisition chez eux pour identifier les Juifs et les Musulmans qui s'étaient converti mais qu'on soupçonnait de pratiquer encore leur foi en secret.
[3] Les Dominicains: les membres de l'ordre des Frères Prêcheurs (en latin : Ordo Fratrum Prædicatorum) né sous l’impulsion de Saint Dominique. Les Dominicains avaient reçu des Popes la fonction de juges dans les différentes Inquisitions.
[4] Les Maures: C'étaient des Musulmans Arabes qui contrôlèrent une grande partie de l'Espagne pendant des siècles. Il furent chassés définitivement par les forces de Ferdinand et Isabelle en 1492 -- le même année du premier voyage de Cristobal Colon.
[5] Jacobins: Ici on fait référence aux Dominicains et, par extension, aux gens actives dans l'Inquisition, soit religieux que laïques. Le mot Jacobin a ce significat seulement en France et dérive du fait que le premier couvent des Dominicains à Paris se trouvait en rue Saint Jaques. Aux Dominicains le Pape Grégoire IX confia l'Inquisition. Plus tard, au XVIII siècle, pendant la Révolution Française, le mot Jacobin changea de sens pour signifier la faction la plus radicale à l'Assemblée Nationale. Et cela à cause du fait que les membres de la faction se retrouvaient dans un café situé dan la même rue Saint Jacques.
[6] Cicéron: Marcus Tullius Cicero (106-43 BC) fut une des plus important sénateur de Rome. Il vécut vers la fin de la période républicaine avant le passage à l'Empire sous Jules César d'abord et son neveu adoptif Auguste ensuite. Les écrits de Cicero étaient considérés comme des modèles d'argumentation dans la langue latine et, à partir de la Renaissance, ils étaient étudiés dans les écoles. Cicero écrit aussi des textes de philosophie, surtout au sujet de l'éthique. Son stoïcisme non religieux fut beaucoup admiré par Voltaire qui appréciait le fait que l'on puisse être un homme d'âme noble sans être Chrétien. Cicero était contre la subversion des institutions politique républicaines par les commandants militaires comme Jules César et Auguste. Il fut assassiné par les forces de Marc Antoine pendant la guerre civile qui mit fin à toute sorte de gouvernement républicain. Le fait que Médroso n'ait jamais entendu parler de Cicero signifie que l'Inquisition a réussi à éviter que les idées populaires pendant la Renaissance puissent pénétrer au Portugal.
[7] Tibère: Tibère Jules César Auguste (43 BC - AD 37) fut le successeur (14-37) d'Auguste comme Empereur Romain. Il régna pendant la vie de Jésus.
Notes par Lyman A. Baker.