Piotr Kropotkin

Une vision du futur

(1899)

 



Note

Des images très attrayantes de possibles sociétés futures caractérisées par l'expression du libre arbitre de tous et par des formes fédéralistes dans tous les cas où cela est nécessaire et bénéfique.

Source: Pierre Kropotkin, Autour d'une vie, 1899.

 


 

Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d'une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l'ancienne; le germe d'une société composée d'individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production - dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, - pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l'initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d'une multitude d'associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun: fédérations de producteurs pour tous les genres de production, agricole, industrielle, intellectuelle, artistique; communes pour la consommation, se chargeant de pourvoir à tout ce qui concerne le logement, l'éclairage, le chauffage, l'alimentation, les institutions sanitaires, etc. ; fédérations des communes entre elles, et fédérations des communes avec les groupes de production; enfin, des groupes plus étendus encore, englobant tout un pays ou même plusieurs pays, et composés de personnes qui travailleront en commun à la satisfaction de ces besoins économiques, intellectuels et artistiques, qui ne sont pas limités à un territoire déterminé. Tous ces groupes combineront librement leurs efforts par une entente réciproque, comme le font déjà actuellement les compagnies de chemins de fer et les administrations des postes de différents pays, qui n'ont pas de direction centrale des chemins de fer ou des postes, bien que les premières ne recherchent que leur intérêt égoïste et que les dernières appartiennent à des Etats différents et ennemis; ou mieux encore comme les météorologistes, les clubs alpins, les stations de sauvetage en Angleterre, les cyclistes, les instituteurs, etc., qui unissent leurs efforts pour l'accomplissement d'oeuvres de toutes sortes, d'ordre intellectuel, ou de simple agrément. Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d'invention et d'organisation; l'initiative individuelle sera encouragée, et toute tendance à l'uniformité et à la centralisation combattue.

De plus, cette société ne se figera pas en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera sans cesse, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d'un gouvernement, parce que l'accord et l'association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l'arbitrage. Pas un de nous ne se dissimulait l'importance et la profondeur du changement que nous proposions. Nous comprenions que les opinions courantes - d'après lesquelles la propriété privée du sol, des usines, des mines, des maisons d'habitation, etc., serait nécessaire pour assurer le progrès industriel, et le salariat indispensable pour forcer les hommes à travailler, - ne laisseraient pas de sitôt le champ libre aux conceptions plus hautes de la propriété et de la production socialisées. Nous savions qu'il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l'humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d'un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l'autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite· de révoltes partielles contre l'autorité, ainsi qu'une révision complète des doctrines actuellement déduites de l'histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu'ils s'étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n'était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. Nous savions tout cela. Mais nous savions aussi qu'en prêchant une transformation dans ces deux directions, nous serions portés par le courant de l'humanité en marche vers le progrès. Nous marcherions avec la vague montante - non contre elle.

[…]

Nous ne nous dissimulions pas que si une entière liberté de pensée et d'action était laissée à l'individu, nous devions nous attendre jusqu'à un certain point à des exagérations, parfois extravagantes, de nos principes. J'en avais vu un exemple dans le mouvement nihiliste en Russie. Mais nous espérions - et l'événement a prouvé que nous étions dans le vrai - que la vie sociale elle-même, unie à la critique libre et franche des opinions et des actes, serait le moyen le plus efficace pour dépouiller les opinions de leurs exagérations inévitables. Nous agissons donc conformément au vieil adage que la liberté est encore le plus sage remède contre les inconvénients passagers de la liberté. Il y a dans la nature humaine un noyau d'habitudes sociales, héritage du passé, que l'on n'a pas encore apprécié comme il convient; ces habitudes ne nous sont imposées par aucune contrainte; elles sont supérieures à toute contrainte. C'est là-dessus qu'est basé tout le progrès de l'humanité, et tant que les hommes ne dégénéreront pas physiquement et intellectuellement, ce noyau d'habitudes résistera à toutes les attaques de la critique et à toutes les révoltes occasionnelles. L'expérience que j'ai peu à peu acquise des hommes et des choses ne fait que me confirmer de plus en plus dans cette opinion.

Nous nous rendions compte en même temps qu'une telle transformation ne pouvait être l'oeuvre d'un homme de génie, ni constituer une découverte, mais qu'elle devait être le résultat de l'effort créateur des masses, exactement comme les formes de procédure judiciaire du Moyen Age, l'organisation des communes rurales, des corporations, des municipalités médiévales, ou les fondements du droit international étaient l'oeuvre du peuple lui-même.

Beaucoup de nos prédécesseurs avaient formé des projets de républiques idéales, basées sur le principe d'autorité, ou, plus rarement, sur le principe de liberté. Robert Owen et Fourier avaient exposé au monde leur idéal de société libre et se développant organiquement, en opposition à l'idéal de société hiérarchiquement organisée qui a été réalisé par l'Empire romain et l'Eglise romaine. Proudhon avait continué leur oeuvre, et Bakounine, appliquant sa vaste et claire intelligence de la philosophie de l'histoire à la critique des institutions actuelles, “édifia, tout en démolissant”. Mais tout cela n'était qu'un travail préparatoire.

L'Association internationale des travailleurs inaugura une méthode nouvelle pour résoudre les problèmes de sociologie pratique, en appelant les ouvriers eux-mêmes à prendre part à la solution. Les hommes instruits qui s'étaient joints à l'association se chargeaient seulement de tenir les ouvriers au courant de ce qui se passait dans les différents pays du monde, d'analyser les résultats obtenus, et plus tard, d'aider les ouvriers à formuler leurs revendications. Nous n'avions pas la prétention de faire sortir de nos vues théoriques un idéal de république, une société « telle qu'elle devrait être », mais nous invitions les ouvriers à rechercher les causes des maux actuels, et à considérer dans leurs discussions et leurs congrès les côtés pratiques d'une organisation sociale meilleure que celle que nous avons actuellement. Une question, posée à un congrès international, était recommandée comme sujet d'étude à toutes les associations ouvrières. Dans le courant de l'année, elle était discutée dans toute l'Europe, dans les petites assemblées des sections, avec la pleine connaissance des besoins locaux de chaque corporation et de chaque localité; puis le résultat de ce travail des sections était présenté au prochain congrès de chaque fédération et soumis finalement sous une forme plus étudiée au prochain congrès international. L'organisation future de la société réformée était ainsi élaborée en théorie et en pratique, de bas en haut, et la Fédération Jurassienne prit une large part à cette élaboration de l'idéal anarchiste. Pour moi, placé comme je l'étais, dans des conditions aussi favorables, j'en arrivai peu à peu à comprendre que l'anarchisme représente autre chose qu'un simple mode d'action, autre chose que la simple conception d'une société libre; mais qu'il fait partie d'une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu'ici dans les sciences sociologiques.

Je voyais qu'elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles; non pas, cependant, comme l'entend Spencer, en s'appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l'induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir.

 


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