Pëtr Kropotkin

La morale anarchiste

(1889)

 



Note

Source: Pëtr Kropotkin, La morale anarchiste, Les Temps Nouveaux, Paris, 1889.

Voir aussi: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Morale_anarchiste

 


 

IV

La moralité qui se dégage de l’observation de tout l’ensemble du règne animal, supérieure de beaucoup à la précédente, peut se résumer ainsi  : «  Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances.  »

Et elle ajoute  :

«  Remarque bien que ce n’est qu’un conseil ; mais ce conseil est le fruit d’une longue expérience de la vie des animaux en sociétés et chez l’immense masse des animaux vivant en sociétés, l’homme y compris, agir selon ce principe a passé à l’état d’habitude. Sans cela, d’ailleurs, aucune société ne pourrait exister, aucune race ne pourrait vaincre les obstacles naturels contre lesquels elle a à lutter.  »

Ce principe si simple est-il bien ce qui se dégage de l’observation des animaux sociables et des sociétés humaines ? Est-il applicable ? Et comment ce principe passe-t-il à l’état d’habitude et se développe toujours ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

V

L’idée du bien et du mal existe dans l’humanité. L’homme, quelque degré de développement intellectuel qu’il ait atteint, quelque obscurcies que soient ses idées par les préjugés et l’intérêt personnel, considère généralement comme bon ce qui est utile à la société dans laquelle il vit, et comme mauvais ce qui lui est nuisible.

Mais d’où vient cette conception, très souvent si vague qu’à peine pourrait-on la distinguer d’un sentiment  ? Voilà des millions et des millions d’êtres humains qui jamais n’ont réfléchi à l’espèce humaine. Ils n’en connaissent, pour la plupart, que le clan où la famille, rarement la nation — et encore plus rarement l’humanité — comment se peut-il qu’ils puissent considérer comme bon ce qui est utile à l’espèce humaine, ou même arriver à un sentiment de solidarité avec leur clan, malgré leurs instincts étroitement égoïstes  ?

Ce fait a beaucoup occupé les penseurs de tout temps. Il continue de les occuper, et il ne se passe pas d’année que des livres ne soient écrits sur ce sujet. À notre tour, nous allons donner notre vue des choses  ; mais relevons en passant que si l’explication du fait peut varier, le fait lui-même n’en reste pas moins incontestable  ; et lors même que notre explication ne serait pas encore la vraie, ou qu’elle ne serait pas complète, le fait, avec ses conséquences pour l’homme, resterait toujours. Nous pouvons ne pas nous expliquer entièrement l’origine des planètes qui roulent autour du soleil, — les planètes roulent néanmoins, et l’une nous emporte avec elle dans l’espace.

Nous avons déjà parlé de l’explication religieuse. Si l’homme distingue entre le bien et le mal, disent les hommes religieux, c’est que Dieu lui a inspiré cette idée. Utile ou nuisible, il n’a pas à discuter  : il n’a qu’à obéir à l’idée de son créateur. Ne nous arrêtons pas à cette explication — fruit des terreurs et de l’ignorance du sauvage. Passons.

D’autres (comme Hobbes) ont cherché à l’expliquer par la loi. Ce serait la loi qui aurait développé chez l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Nos lecteurs apprécieront eux-mêmes cette explication. Ils savent que la loi a simplement utilisé les sentiments sociaux de l’homme pour lui glisser, avec des préceptes de morale qu’il acceptait, des ordres utiles à la minorité des exploiteurs, contre lesquels il se rebiffait. Elle a perverti le sentiment de justice au lieu de le développer. Donc, passons encore.

Ne nous arrêtons pas non plus à l’explication des utilitaires. Ils veulent que l’homme agisse moralement par intérêt personnel, et ils oublient ses sentiments de solidarité avec la race entière, qui existent, quelle que soit leur origine. Il y a déjà un peu de vrai dans leur explication. Mais ce n’est pas encore la vérité entière. Aussi, allons plus loin.

C’est encore, et toujours, aux penseurs du dix-huitième siècle qu’il appartient d’avoir deviné, en partie du moins, l’origine du sentiment moral.

Dans un livre superbe (The Theory of Moral Sentiments), autour duquel la prêtaille a fait le silence et qui est en effet peu connu de la plupart des penseurs, même antireligieux, Adam Smith a mis le doigt sur la vraie origine du sentiment moral. Il ne va pas le chercher dans des sentiments religieux ou mystiques, — il le trouve dans le simple sentiment de sympathie.

Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige  ; ou bien, ses pleurs, sa petite face souffrante vous le disent. Et si vous n’êtes pas un lâche, vous vous jetez sur l’homme qui bat l’enfant, vous arrachez celui-ci à la brute.

Cet exemple, à lui seul, explique presque tous les sentiments moraux. Plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l’on fait souffrir  ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral. Plus vous êtes entraîné à vous substituer à cet autre individu, et plus vous ressentirez le mal qu’on lui fait, l’injure qui lui a été adressée, l’injustice dont il a été victime — et plus vous serez poussé à agir pour empêcher le mal, l’injure ou l’injustice. Et plus vous serez habitué, par les circonstances, par ceux qui vous entourent, ou par l’intensité de votre propre pensée et de votre propre imagination à agir dans le sens où votre pensée et votre imagination vous poussent — plus ce sentiment moral grandira en vous, plus il deviendra habitude.

C’est là ce qu’Adam Smith développe avec un luxe d’exemples. Il était jeune lorsqu’il écrivit ce livre infiniment supérieur à son œuvre sénile, «  L’Économie Politique  ». Libre de tout préjugé religieux, il chercha l’explication morale dans un fait physique de la nature humaine, et c’est pourquoi pendant un siècle la prêtaille en soutane ou sans soutane a fait silence autour de ce livre.

VI

Ainsi nous voyons qu’en observant les sociétés animales, — non pas en bourgeois intéressé, mais en simple observateur intelligent — on arrive à constater que ce principe  : «  Traite les autres comme tu aimerais à être traité par eux dans des circonstances analogues  » se retrouve partout où il y a société.

Et quand on étudie de plus près le développement ou l’évolution du monde animal, on découvre (avec le zoologiste Kessler et l’économiste Tchernychevsky) que ce principe, traduit par un seul mot, Solidarité, a eu, dans le développement du règne animal, une part infiniment plus grande que toutes les adaptations pouvant résulter d’une lutte entre individus pour l’acquisition d’avantages personnels.

Il est évident que la pratique de la solidarité se rencontre encore plus dans les sociétés humaines. Déjà les sociétés de singes, les plus élevées dans l’échelle animale, nous offrent une pratique de la solidarité des plus frappantes. L’homme fait encore un pas dans cette voie, et cela seul lui permet de préserver sa race chétive au milieu des obstacles que lui oppose la nature et de développer son intelligence.

Quand on étudie les sociétés de primitifs, restés jusqu’à présent au niveau de l’âge de pierre, on voit dans leurs petites communautés la solidarité pratiquée au plus haut degré envers tous les membres de la communauté.

Voilà pourquoi ce sentiment, cette pratique de solidarité, ne cessent jamais, pas même aux époques les plus mauvaises de l’histoire. Lors même que des circonstances temporaires de domination, de servitude, d’exploitation font méconnaître ce principe, il reste toujours dans la pensée du grand nombre, si bien qu’il amène une poussée contre les mauvaises institutions, une révolution. Cela se comprend  : sans cela, la société devrait périr.

Pour l’immense majorité des animaux et des hommes, ce sentiment reste, et doit rester à l’état d’habitude acquise, de principe toujours présent à l’esprit, alors même qu’on le méconnaisse souvent dans les actes.

C’est toute l’évolution du règne animal qui parle en nous. Et elle est longue, très longue  : elle compte des centaines de millions d’années.

Lors même que nous voudrions nous en débarrasser, nous ne le pourrions pas. Il serait plus facile à l’homme de s’habituer à marcher sur ses quatre pattes que de se débarrasser du sentiment moral. Il est antérieur, dans l’évolution animale, à la posture droite de l’homme.

Le sens moral est en nous une faculté naturelle, tout comme le sens de l’odorat et le sens du toucher.

Quant à la Loi et à la Religion qui, elles aussi, ont prêché ce principe, nous savons qu’elles l’ont simplement escamoté pour en couvrir leur marchandise — leurs prescriptions à l’avantage du conquérant, de l’exploiteur et du prêtre. Sans ce principe de solidarité dont la justesse est généralement reconnue, comment auraient-elles eu la prise sur les esprits ?

Elles s’en couvraient l’une et l’autre, tout comme l’autorité qui, elle aussi, réussit à s’imposer en se posant pour protectrice des faibles contre les forts.

En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissé enlever afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernant l’avaient empoisonné et l’empoisonnent encore.

Mais nier le principe moral parce que l’Église et la Loi l’ont exploité, serait aussi peu raisonnable que de déclarer qu’on ne se lavera jamais, qu’on mangera du porc infesté de trichines et qu’on ne voudra pas de la possession communale du sol, parce que le Coran prescrit de se laver chaque jour, parce que l’hygiéniste Moïse défendait aux Hébreux de manger le porc, ou parce que le Chariat (le supplément du Coran) veut que toute terre restée inculte pendant trois ans retourne à la communauté.

D’ailleurs, ce principe de traiter les autres comme on veut être traité soi-même, qu’est-il, sinon le principe même de l’Égalité, le principe fondamental de l’Anarchie  ? Et comment peut-on seulement arriver à se croire anarchiste sans le mettre en pratique  ?

Nous ne voulons pas être gouvernés. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous ne voulons gouverner personne  ? Nous ne voulons pas être trompés, nous voulons qu’on nous dise toujours rien que la vérité. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous même ne voulons tromper personne, que nous nous engageons à dire toujours la vérité, rien que la vérité, toute la vérité  ? Nous ne voulons pas qu’on nous vole les fruits de notre labeur  ; mais, par cela même, ne déclarons-nous pas respecter les fruits du labeur d’autrui ?

De quel droit, en effet, demanderions-nous qu’on nous traitât d’une certaine façon, eu nous réservant de traiter les autres d’une façon tout à fait différente ? Serions-nous, par hasard, cet «  os blanc  » des Kirghizes qui peut traiter les autres comme bon lui semble ? Notre simple sentiment d’égalité se révolte à cette idée.

L’égalité dans les rapports mutuels et la solidarité qui en résulte nécessairement, — voilà l’arme, la plus puissante du monde animal dans la lutte pour l’existence. Et l’égalité c’est l’équité.

En nous déclarant anarchistes, nous proclamons d’avance que nous renonçons à traiter les autres comme nous ne voudrions pas être traités par eux  ; que nous ne tolérerons plus l’inégalité qui permettrait à quelques-uns d’entre nous d’exercer leur force, ou leur ruse, ou leur habileté, d’une façon qui nous déplairait à nous-mêmes. Mais l’égalité en tout — synonyme d’équité — c’est l’anarchie même. Au diable l’os blanc qui s’arroge le droit de tromper la simplicité des autres  ! Nous n’en voulons pas, et nous le supprimerons au besoin. Ce n’est pas seulement à cette trinité abstraite de Loi, de Religion et d’Autorité que nous déclarons la guerre. En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice — d’inégalité en un mot — qu’elles ont déversé dans les cœurs de nous tous. Nous déclarons guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, la prostituée et ainsi de suite, blessant avant tout nos sentiments d’égalité. C’est au nom de l’Égalité que nous ne voulons plus ni prostituées, ni exploités, ni trompés, ni gouvernés.

VIII

Mais rien que ce principe si simple, si naturel et si évident — s’il était généralement appliqué dans la vie — constituerait déjà une morale très élevée, comprenant tout ce que les moralistes ont prétendu enseigner.

Le principe égalitaire résume les enseignements des moralistes. Mais il contient aussi quelque chose de plus. Et ce quelque chose est le respect de l’individu. En proclamant notre morale égalitaire et anarchiste, nous refusons de nous arroger le droit que les moralistes ont toujours prétendu exercer — celui de mutiler l’individu au nom d’un certain idéal qu’ils croyaient bon. Nous ne reconnaissons ce droit à personne ; nous n’en voulons pas pour nous.

Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu  ; nous voulons la plénitude de son existence, le développement libre de toutes les facultés. Nous ne voulons rien lui imposer et nous retournons ainsi au principe que Fourier opposait à la morale des religions, lorsqu’il disait  : Laissez les hommes absolument libres  ; ne les mutilez pas — les religions l’ont assez fait. Ne craignez même pas leurs passions  : dans une société libre, elles n’offriront aucun danger.

Pourvu que vous-même n’abdiquiez pas votre liberté  ; pourvu que vous-même ne vous laissiez pas asservir par les autres  ; et pourvu qu’aux passions violentes et antisociales de tel individu vous opposiez vos passions sociales, tout aussi vigoureuses. Alors vous n’aurez rien à craindre de la liberté.

Nous renonçons à mutiler l’individu au nom de n’importe quel idéal  : tout ce que nous nous réservons, c’est de franchement exprimer nos sympathies et nos antipathies pour ce que nous trouvons bon ou mauvais. Untel trompe-t-il ses amis  ? C’est sa volonté, son caractère  ?  ? soit  ! Eh bien, c’est notre caractère, c’est notre volonté de mépriser le menteur  ! Et une fois que tel est notre caractère, soyons francs. Ne nous précipitons pas vers lui pour le serrer sur notre gilet et lui prendre affectueusement la main, comme cela se fait aujourd’hui  ! À sa passion active, opposons la nôtre, tout aussi active et vigoureuse.

C’est tout ce que nous avons le droit et le devoir de faire pour maintenir dans la société le principe égalitaire. C’est encore le principe d’égalité, mis en pratique.

Tout cela, bien entendu, ne se fera entièrement que lorsque les grandes causes de dépravation  : capitalisme, religion, justice, gouvernement, auront cessé d’exister. Mais cela peut se faire déjà en grande partie dès aujourd’hui. Cela se fait déjà.

Et cependant, si les sociétés ne connaissent que ce principe d’égalité  ; si chacun, se tenant à un principe d’équité marchande, se gardait à chaque instant de donner aux autres quelque chose en plus de ce qu’il reçoit d’eux — ce serait la mort de la société. Le principe même d’égalité disparaîtrait de nos relations, car pour le maintenir, il faut qu’une chose plus grande, plus belle, plus vigoureuse que la simple équité se produise sans cesse dans la vie.
Et cette chose se produit.

Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour.

Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent. C’est l’inventeur qui vit du jour au lendemain, oublie jusqu’à la nourriture et touche à peine au pain qu’une femme qui se dévoue pour lui, lui fait manger comme à un enfant, tandis que lui poursuit son invention destinée, pense-t-il, à changer la face du monde. C’est le révolutionnaire ardent, auquel les joies de l’art, de la science, de la famille même, paraissent âpres tant qu’elles ne sont pas partagées par tous et qui travaille à régénérer le monde malgré la misère et les persécutions. C’est le jeune garçon qui, au récit des atrocités de l’invasion, prenant au mot les légendes de patriotisme qu’on lui soufflait à l’oreille, allait s’inscrire dans un corps franc, marchait dans la neige, souffrait de la faim et finissait par tomber sous les balles.

C’est le gamin de Paris, qui mieux inspiré et doué d’une intelligence plus féconde, choisissant mieux ses aversions et ses sympathies, courait aux remparts avec son petit frère cadet, restait sous la pluie des obus et mourait en murmurant : « Vive la Commune ! » C’est l’homme qui se révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera et, alors que tous plient l’échine, démasque l’iniquité, frappe l’exploiteur, le petit tyran de l’usine, ou le grand tyran d’un empire. C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit.

X

Et maintenant, disons, avant de terminer, un mot de ces deux termes, issus de l’école anglaise, altruisme et égoïsme, dont on nous écorche continuellement les oreilles.

Jusqu’à présent nous n’en avons même pas parlé dans cette étude. C’est que nous ne voyons même pas la distinction que les moralistes anglais ont cherché à introduire.

Quand nous disons  : «  Traitons les autres comme nous voulons être traités nous-mêmes  » — est-ce de l’égoïsme ou de l’altruisme que nous recommandons  ? Quand nous nous élevons plus haut et que nous disons : «  Le bonheur de chacun est intimement lié au bonheur de tous ceux qui l’entourent. On peut avoir par hasard quelques années de bonheur relatif dans une société basée sur le malheur des autres mais ce bonheur est bâti sur le sable. Il ne peut pas durer, la moindre des choses suffit pour le briser  ; et il est misérablement petit en comparaison du bonheur possible dans une société d’égaux. Aussi, chaque fois que tu viseras le bien de tous, tu agiras bien  ;  » quand nous disons cela, est-ce de l’altruisme ou de l’égoïsme que nous prêchons ? Nous constatons simplement un fait.

Et quand nous ajoutons, en paraphrasant une parole de Guyau : «  Sois fort ; sois grand dans tous tes actes ; développe ta vie dans toutes les directions  ; sois aussi riche que possible en énergie, et pour cela sois l’être le plus social et le plus sociable, — si tu tiens à jouir d’une vie pleine, entière et féconde. Guidé toujours par une intelligence richement développée, lutte, risque, — le risque a ses jouissances immenses — jette tes forces sans les compter, tant que tu en as, dans tout ce que tu sentiras être beau et grand — et alors tu auras joui de la plus grande somme possible de bonheur. Sois un avec les masses, et alors, quoi qu’il t’arrive dans la vie, tu sentiras battre avec toi précisément les cœurs que tu estimes, et battre contre toi ceux que tu méprises !  » Quand nous disons cela, est-ce de l’altruisme ou de l’égoïsme que nous enseignons ?

Lutter, affronter le danger ; se jeter à l’eau pour sauver, non seulement un homme, mais un simple chat  ; se nourrir de pain sec pour mettre fin aux iniquités qui vous révoltent  ; se sentir d’accord avec ceux qui méritent d’être aimés, se sentir aimé par eux — pour un philosophe infirme, tout cela est peut-être un sacrifice, mais pour l’homme et la femme pleins d’énergie, de force, de vigueur, de jeunesse, c’est le plaisir de se sentir vivre.

Est-ce de l’égoïsme ? Est-ce de l’altruisme ?

En général, les moralistes qui ont bâti leurs systèmes sur une opposition prétendue entre les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes, ont fait fausse route. Si cette opposition existait en réalité, si le bien de l’individu était réellement opposé à celui de la société, l’espèce humaine n’aurait pu exister  ; aucune espèce animale n’aurait pu atteindre son développement actuel. Si les fourmis ne trouvaient un plaisir intense à travailler toutes, pour le bien-être de la fourmilière, la fourmilière n’existerait pas, et la fourmi ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui  : l’être le plus développé parmi les insectes, un insecte dont le cerveau, à peine perceptible sous le verre grossissant, est presque aussi puissant que le cerveau moyen de l’homme. Si les oiseaux ne trouvaient pas un plaisir intense dans leurs migrations, dans les soins qu’ils donnent à élever leur progéniture, dans l’action commune pour la défense de leurs sociétés contre les oiseaux rapaces, l’oiseau n’aurait pas atteint le développement auquel il est arrivé. Le type de l’oiseau aurait rétrogradé, au lieu de progresser.

Et quand Spencer prévoit un temps où le bien de l’individu se confondra avec le bien de l’espèce, il oublie une chose : c’est que si les deux n’avaient pas toujours été identiques, l’évolution même du règne animal n’aurait pu s’accomplir.

C’est qu’il y a eu de tout temps, c’est qu’il s’est toujours trouvé, dans le monde animal comme dans l’espèce humaine, un grand nombre d’individus qui ne comprenaient pas que le bien de l’individu et celui de l’espèce sont, au fond, identiques. Ils ne comprenaient pas que vivre d’une vie intense étant le but de chaque individu, il trouve la plus grande intensité de la vie dans la plus grande sociabilité, dans la plus parfaite identification de soi-même avec tous ceux qui l’entourent.

Mais ceci n’était qu’un manque d’intelligence, un manque de compréhension. De tout temps il y a eu des hommes bornés  ; de tout temps il y a eu des imbéciles. Mais jamais, à aucune époque de l’histoire, ni même de la géologie, le bien de l’individu n’a été opposé à celui de la société. De tout temps ils restaient identiques, et ceux qui l’ont le mieux compris ont toujours joui de la vie la plus complète.

La distinction entre l’égoïsme et l’altruisme est donc absurde à nos yeux. C’est pourquoi nous n’avons rien dit, non plus, de ces compromis que l’homme, à en croire les utilitariens, ferait toujours entre ses sentiments égoïstes et ses sentiments altruistes. Ces compromis n’existent pas pour l’homme convaincu.

Ce qui existe c’est que réellement, dans les conditions actuelles, alors même que nous cherchons à vivre conformément à nos principes égalitaires, nous les sentons froissés à chaque pas. Si modestes que soient notre repos et notre lit, nous sommes encore des Rothschild en comparaison de celui qui couche sous les ponts et qui manque si souvent de pain sec. Si peu que nous donnions aux jouissances intellectuelles et artistiques, nous sommes encore des Rothschild en comparaison des millions qui rentrent le soir, abrutis par le travail manuel, monotone et lourd, qui ne peuvent pas jouir de l’art et de la science et mourront sans jamais avoir connu ces hautes jouissances.

Nous sentons que nous n’avons pas poussé le principe égalitaire jusqu’au bout. Mais nous ne voulons pas faire de compromis avec ces conditions. Nous nous révoltons contre elles. Elles nous pèsent. Elles nous rendent révolutionnaires. Nous ne nous accommodons pas de ce qui nous révolte. Nous répudions tout compromis, tout armistice même, et nous nous promettons de lutter à outrance contre ces conditions.

Ceci n’est pas un compromis ; et l’homme convaincu n’en veut pas qui lui permette de dormir tranquille en attendant que cela change de soi-même.

Nous voilà enfin au bout de notre étude.

Il y a des époques, avons-nous dit, où la conception morale change tout à fait. On s’aperçoit que ce que l’on avait considéré comme moral est de la plus profonde immoralité. Ici, c’était une coutume, une tradition vénérée, mais immorale dans le fond. Là, on ne trouve qu’une morale faite à l’avantage d’une seule classe. On les jette par-dessus bord, et l’on s’écrit  : «  À bas la morale  !  » On se fait un devoir de faire des actes immoraux.

Saluons ces époques. Ce sont des époques de critique. Elles sont le signe le plus sûr qu’il se fait un grand travail de pensée dans la société. C’est l’élaboration d’une morale supérieure.

Ce que sera cette morale, nous avons cherché à le formuler en nous basant sur l’étude de l’homme et des animaux. Et nous avons vu la morale qui se dessine déjà dans les idées des masses et des penseurs.

Cette morale n’ordonnera rien. Elle refusera absolument de modeler l’individu selon une idée abstraite, comme elle refusera de le mutiler par la religion, la loi et le gouvernement. Elle laissera la liberté pleine et entière à l’individu. Elle deviendra une simple constatation de faits, une science.

Et cette science dira aux hommes : si tu ne sens pas en toi la force, si les forces sont justes, ce qu’il faut pour maintenir une vie grisâtre, monotone, sans fortes impressions, sans grandes jouissances, mais aussi sans grande souffrance, eh bien, tiens-t’en aux simples principes de l’équité égalitaire. Dans des relations égalitaires, tu trouveras, à tout prendre, la plus grande somme de bonheur possible, étant données tes forces médiocres.

Mais si tu sens en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de la vie entière, pleine, débordante — c’est-à-dire connaître la plus grande jouissance qu’un être vivant puisse désirer — sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras.

Sème la vie autour de toi. Remarque que tromper, mentir, intriguer, ruser, c’est t’avilir, te rapetisser, te reconnaître faible d’avance, faire comme l’esclave du harem qui se sent inférieur à son maître. Fais-le si cela te plaît, mais alors sache d’avance que l’humanité te considérera petit, mesquin, faible, et te traitera en conséquence. Ne voyant pas ta force, elle te traitera comme un être qui mérite la compassion — de la compassion seulement. Ne t’en prends pas à l’humanité, si toi-même tu paralyses ainsi ta force d’action.

Sois fort, au contraire. Et une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise, — une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre — révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Lutte  ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais.

Lutte pour permettre à tous de vivre de cette vie riche et débordante, et sois sûr que tu retrouveras dans cette lutte des joies si grande que tu n’en trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité. C’est tout ce que peut te dire la science de la morale. À toi de choisir.

 


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